Yemen : Un an sous les bombes

Loin des regards, le pays de l’extrême sud de la péninsule arabique sombre dans le chaos. Retour sur un conflit oublié.

Lena Bjurström  • 23 mars 2016 abonnés
Yemen : Un an sous les bombes
© Photo : Mansour Hadi/AFP

Près d’un an après le début de l’intervention de la coalition internationale menée par l’Arabie saoudite [^1], le 26 mars 2015, les bombardements au Yémen pourraient prendre fin. C’est en tout cas ce qu’a annoncé le porte-parole de la coalition, le général Ahmed Assiri, le 16 mars dernier. « Nous nous trouvons aujourd’hui à la fin de la phase des combats majeurs », a-t-il déclaré, ajoutant que leur intervention entrait dans une nouvelle phase visant à apporter, à long terme, la stabilité au pays. Les prémices d’un apaisement ? Depuis un an, le Yémen vit sous les bombes, déchiré par les combats entre les rebelles houthis, de la communauté zaydite, une branche du chiisme, et le gouvernement, soutenu par la coalition internationale. Une guerre à laquelle la population paye un lourd tribut, dans l’un des pays les plus pauvres du monde, plongé dans une crise humanitaire durable. Et pour Laurent Bonnefoy, chercheur spécialiste de la région, les déclarations saoudiennes n’annoncent malheureusement pas la fin de la crise : « On ne se dirige pas vers une fin du conflit. D’une part, parce que les objectifs annoncés par la coalition n’ont pas du tout été atteints. Il est difficile de considérer que le pouvoir du Président Hadi a été rétabli. D’autre part, parce que l’intervention saoudienne n’a fait qu’accroître le niveau de violence, et ancrer le conflit dans des représentations confessionnelles. Même si la coalition se retirait complètement dès aujourd’hui, la guerre se poursuivrait. » Polarisation identitaire, territoire morcelé, propice aux jihadistes, et urgence humanitaire… Loin des regards, le Yémen s’enfonce dans une crise toujours plus complexe.

Retour en arrière. 2011, le « printemps yéménite » renverse le Président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis trente-trois ans. « À l’époque, les houthis, en guerre contre le gouvernement de Sanaa depuis de longues années, se rangent derrière le processus révolutionnaire, explique Laurent Bonnefoy. Et, à la faveur de la révolution, ils prennent le contrôle de la zone de Saada, au nord, où ils créent une forme d’État autonome. » Progressivement, ils gagnent en popularité. Le processus de transition démocratique crée en effet de multiples frustrations.

« Dans l’esprit des populations du Nord, la transition se fait largement au bénéfice du Sud », souligne Laurent Bonnefoy. Très largement discriminés sous l’ancien régime, les sudistes ont longtemps demandé leur indépendance. Pour les rallier à l’État unifié, le nouveau gouvernement est donc constitué d’un Président originaire du Sud, Abd Rabbo Mansour Hadi, et d’un Premier ministre également du Sud. De quoi provoquer des frustrations au Nord, où la population se sent mise à l’écart du processus de transition selon le chercheur : « Au Nord, où certains se moquaient complètement jusqu’à présent de leur identité zaydite, les populations vont progressivement se rallier au discours houthis, qui joue sur cette frustration et, de plus, pointe le rôle des Frères musulmans, sur lesquels le nouveau Président s’appuie, ainsi que la corruption qui se poursuit en dépit de la transition. » Par un retournement d’alliance, les houthis s’allient aux partisans de l’ancien Président Saleh, originaire du Nord. En 2014, ils marchent vers la capitale, Sanaa, et prennent la ville. Le Président Hadi, placé en résidence surveillée, fuit vers Aden, d’où il appelle la communauté internationale à l’aide et annonce sa volonté de reconquérir le pouvoir. « Ce moment marque un tournant, affirme Laurent Bonnefoy. Je ne crois pas que les houthis ambitionnaient d’être seuls au pouvoir. Il y aurait pu, je pense, y avoir une coexistence entre les houthis et le mouvement sudiste, également frustré par la transition et tout aussi opposé aux Frères musulmans. Mais la stratégie de Hadi précipite le conflit vers une nouvelle phase. Les houthis marchent vers le Sud. »

Le 26 mars 2015, une coalition internationale menée par l’Arabie Saoudite vient appuyer Hadi et pilonne les positions des houthis, lesquels répliquent. Le conflit s’internationalise. Les Saoudiens, derrière le gouvernement, et l’Iran, qui soutiendrait les houthis, se mènent une guerre par procuration. Sur le terrain, les bombes pleuvent sur les civils.

En un an, la guerre fait plus de 6 100 morts et 30 000 blessés. Selon l’ONU, les bombardements de la coalition arabe ont tué « deux fois plus » de civils que toutes les autres forces réunies. « Ils ont frappé des marchés, des hôpitaux, des cliniques, des écoles, des usines, des réceptions de mariage, et des centaines de résidences privées dans des villages, des villes, y compris dans la capitale Sanaa », dénonce le Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Zeid Ra’ad Al Hussein. Une guerre aveugle qui a précipité le pays dans une crise humanitaire sans précédent, alertent les ONG. « 82 % de la population a besoin d’une aide d’urgence. La moitié de la population, soit 14,4 millions de personnes, est en situation d’insécurité alimentaire », assène Violaine Gagnet, responsable des urgences de Care France. Plus de deux millions d’enfants yéménites souffrent aujourd’hui de malnutrition aiguë et 10 districts sur 21 sont en situation de pré-famine, selon Action contre la faim. Médecins du Monde s’inquiète de son côté de la résurgence de pathologies liées à la grande précarité et au manque d’accès à l’eau potable. Or, le financement international de l’aide humanitaire au Yémen, « pays sans intérêt stratégique », n’est « pas du tout à la hauteur », dénoncent les ONG, rappelant que l’ONU n’a réussi à rassembler que 4 % des fonds de son plan d’aide humanitaire. « C’est dans l’indifférence générale que le Yémen s’enfonce dans le chaos », constatent-elles, s’inquiétant de l’échec des tentatives de négociation de paix, et des conséquences à long terme de la crise.

Car les extrêmes tirent leur force du chaos. « Les groupes jihadistes sont les grands bénéficiaires de la crise au Yémen, note Laurent Bonnefoy. Ils profitent de la désorganisation générale et bénéficient de l’attitude de la coalition internationale et du gouvernement, qui se focalisent essentiellement sur la lutte contre les houthis chiites et l’influence de l’Iran. » Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), qui avait notamment revendiqué l’attaque contre Charlie Hebdo en janvier 2015, tisse sa toile entre la région de Hadramaout et les provinces voisines, tout en contrôlant certains quartiers d’Aden, la deuxième ville du pays. De son côté, le groupe État islamique multiplie les attentats aveugles, 35 revendiqués en un an, et se taille une part d’influence toujours plus importante. Ravagé par les bombardements, morcelé par un conflit qui attise les crispations identitaires, le Yémen se transforme en pétaudière jihadiste.

[^1] Une coalition d’une dizaine de pays arabes et sunnites (Égypte, Jordanie, Maroc, Soudan), dont les membres du Conseil de coopération du Golfe (Oman, excepté).

Monde
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