Calais : « Une défaite pour le gouvernement »

Le cinéaste Christophe Ruggia a été l’un des initiateurs de l’Appel de Calais. Il en tire ici le bilan.

Christophe Kantcheff  • 13 avril 2016 abonné·es
Calais : « Une défaite pour le gouvernement »
© PHILIPPE HUGUEN / AFP

Avec Laurent Cantet, Catherine Corsini, Pascale Ferran, Romain Goupil, Nicolas Philibert et Céline Sciamma, Christophe Ruggia a été l’un des sept instigateurs de l’Appel de Calais. Sept cinéastes impliqués auprès des sans-papiers et, pour certains, militant à la Société des -réalisateurs de film, dont Christophe Ruggia, qui en a été l’un des vice-présidents puis le coprésident.

Recueillant 800 signatures en 24 heures, l’Appel de Calais a été publié dans Libération le 21 octobre. Nous avons voulu revenir sur cette initiative, close le 8 mars avec un texte intitulé « La défaite de Calais [^1] ».

Quel a été l’élément déterminant qui vous a fait rédiger cet appel ?

Christophe Ruggia : Un article écrit par quatre médecins de Médecins du monde, publié dans Le Monde en octobre 2015, témoignant de ce qui se passait à Calais et des conditions déplorables dans ce qui n’était pas encore un bidonville mais un campement.

À ce moment-là, nous, qui faisons tous partie du Collectif des cinéastes pour les sans-papiers, avions eu une année riche en luttes : il y avait eu les 18 coiffeurs sans-papiers du 57 boulevard de Strasbourg, les démantèlements des camps de réfugiés du boulevard de La -Chapelle, les Syriens de la porte de Saint-Ouen. À Paris, j’avais filmé une douzaine de démantèlements. Nous constations les dérives droitières du gouvernement.

Ce texte des médecins à Calais nous a frappés par sa colère et sa désespérance. Aussi, notre texte de l’Appel de Calais se fondait sur le pressentiment qu’une catastrophe était en cours. Nous relevions l’insuffisance des réponses de la France et de l’Europe, et l’indignité que cela représentait.

Au quotidien, qu’est-ce que l’Appel de Calais a accompli ?

Et eux, et eux, et eux ?

« Au début du vingtième siècle, sont venus des Juifs d’Europe centrale… » Puis des Arméniens, des Russes, des Espagnols, des Italiens, des Polonais… et, plus récemment, des Grecs, des Libanais, des Kurdes, des Afghans, des Syriens, des Érythréens, des Soudanais… Eux, c’est nous resitue les vagues migratoires dans une perspective historique. Ce petit opus publié en octobre 2015 par un collectif d’éditeurs de jeunesse, avec une préface de Daniel Pennac et des dessins de Serge Bloch, démonte les peurs : « êtres humains » plutôt que « déferlement ». Renverse les oppositions : « Comme s’ils étaient la majorité et nous la minorité menacée. »

Relativise les chiffres : 508 millions d’Européens, et combien de réfugiés aux portes ? Un million en 2015, rappelle Bienvenue à Calais (Actes Sud). Les illustrations de Damien Roudeau tirent vers la BD la plongée de Marie-Françoise Colombani dans la jungle : « Parfois, dans la journée, on entend crier “dougar” ! (“ralentissement” ou “embouteillage” en soudanais) et des dizaines et des dizaines de migrants se ruent alors vers l’autoroute. »

(Les bénéfices et droits d’auteur seront reversés à la Cimade pour le premier ouvrage et à l’Auberge des migrants pour le second.)

Au départ, il s’agissait d’interpeller le gouvernement. Mais, rapidement, nous nous sommes rendu compte que nous ne pouvions en rester là. Nous avons donc demandé aux signataires de l’appel de se relayer sur place et de donner des visages et des biographies à ces gens qui sont ordinairement englobés dans des chiffres. De très nombreux témoignages ont ainsi été recueillis par le biais de l’image (des films et des photos) et de textes, relayés par des sites de médias et une page Facebook. Soudain, les réfugiés sont devenus des individus, avec des parcours incroyables et un courage immense. En fait, ce sont des survivants. Ils se sont fait tirer dessus, ont accompli jusqu’à 10 000 kilomètres pour ceux qui sont partis d’Érythrée à pied, ont échappé à la noyade, etc.

La création de la « cabane juridique » a été le second axe de votre action…

Une fois dans le bidonville, nous avons constaté qu’il n’y avait personne pour accueillir ces personnes, les écouter, les informer sur leurs droits, les accompagner dans leurs démarches. Au départ, tous veulent aller en Angleterre – il faut dire que les conditions de vie dans le bidonville ne donnent pas envie de demander l’asile en France. Et puis à qui demander l’asile ? Nous trouvions ce vide juridique scandaleux.

Nous avons imaginé un centre, une cabane où des organisations viendraient se relayer, comme le Gisti, qui d’ailleurs à l’époque était interdit d’entrée dans le camp. Nous avons rencontré un menuisier de Charpentiers sans frontières qui était partant pour construire la cabane. On a estimé que deux pièces étaient nécessaires. Une petite, séparée et fermée, pour que les avocats soient en mesure de faire des entretiens individuels. Et une plus grande, où l’on puisse recevoir et informer les gens. Nous souhaitions un endroit qui devienne une référence pour eux.

Pour réaliser cette cabane, vous avez lancé un financement participatif…

Oui. Parce qu’en plus de la construction de la cabane nous voulions engager à mi-temps une responsable du lieu, au début pour trois mois. Le financement participatif a été une réussite, et les propositions d’avocats et de juristes bénévoles sont venues de France, -d’Angleterre, etc. Finalement, huit personnes se tenaient en permanence sur place.

Comme il y a eu de plus en plus de violences, notamment les fameuses milices, sans parler des violences policières, une partie des juristes s’est consacrée aux questions du droit d’asile tandis qu’une autre s’est -chargée de recueillir les témoignages de coups et blessures en vue de déposer des plaintes. C’est ainsi que j’ai filmé le témoignage d’Ishak, un garçon de 14 ans [^2]. La cabane juridique a fonctionné près de trois mois, jusqu’à ce qu’elle soit incendiée.

On reproche parfois aux artistes de ne pas suffisamment s’engager, ou superficiellement. L’Appel de Calais a aussi représenté un moment de convergence de cet engagement…

L’engagement des artistes me semble assez représentatif de l’engagement général des Français. Je crois qu’au moment où nous avons lancé l’appel, nombreux étaient ceux qui étaient prêts et désireux d’y répondre. Même des comédiennes comme Sophie Marceau ou Marion Cotillard sont venues, sans publicité. Il n’y avait pas que des artistes, mais aussi des universitaires, des chercheurs, des journalistes… Ce que je peux dire, moi qui suis un habitué des manifestations en faveur des sans-papiers, où on se connaît de vue à peu près tous, c’est que des personnes qu’on ne trouve habituellement pas dans ce type d’engagement ont été touchées.

Quels rapports avez-vous eu pendant toute cette période avec les politiques ?

Quelques jours après la parution de l’appel, nous avons été reçus par Bernard Cazeneuve. Je suis sorti dégoûté de ce rendez-vous. Il nous a parlé comme si nous étions de doux rêveurs, comme si nous n’y connaissions rien. En gros, il nous a proposé de soutenir son action. Genre : pourquoi ne travaillons-nous pas ensemble ? Pourquoi ne venez-vous pas dans les centres d’accueil et d’orientation pour voir à quel point nous accueillons bien les gens ?

Donc du point de vue de l’impact de l’Appel de Calais sur les politiques, c’est nul ?

Non, heureusement, nous avons été entendus par Damien Carême, le maire de Grande-Synthe. Quand la préfecture a voulu interdire le camp alors qu’il n’était pas encore ouvert, nous étions évidemment prêts à le soutenir.

Vous avez clos l’Appel de Calais par un texte très vif, « La défaite de Calais ». Pourquoi ?

Parce que nous n’avions plus rien à dire au gouvernement dès lors qu’il a décidé de détruire la zone sud du bidonville. L’enjeu se situait là : ne pas détruire le peu que ces gens ont réussi à reconstruire, mais apporter des solutions, respecter leurs droits en attendant de les héberger correctement. Aujourd’hui, il y a une bataille de chiffres pour savoir combien la zone nord compte de personnes. Mais on sait que des micro-campements se sont créés non loin de Calais.

Cette défaite, pour qui est-elle ?

C’est une défaite pour le bien commun, pour l’humanité, mais c’est avant tout une défaite pour le gouvernement et pour le PS, qui s’est définitivement coupé de ceux qui sont historiquement ses soutiens. Ce texte, c’était une manière de dire : à travers notre échec, votre défaite est patente.

Pour moi, l’Europe a explosé en vol avec cette question des réfugiés. On n’a cessé de voir des murs s’ériger. Les images de ces réfugiés renvoyés désormais de Grèce en Turquie, c’est tout simplement immonde.

Et pour vous, quel goût a cette défaite ?

Nous n’abdiquons pas. Le camp de Grande-Synthe peut servir de modèle. Il suffirait d’installer quatre camps de ce type, aux normes internationales, pour résoudre bien des choses. Donc, la lutte continue. Elle doit continuer si on ne veut pas que la réponse à la question des réfugiés soit le fascisme.

[^1] www.la-srf.fr

[^2] Voir le n° 1391 de Politis.

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