Cannabis : Légaliser, c’est possible !
Les déclarations de Jean-Marie Le Guen relanceront-elles le débat sur la dépénalisation en France, État le plus répressif d’Europe, alors que de nombreux pays se sont déjà engagés dans cette voie ?
dans l’hebdo N° 1400 Acheter ce numéro
Que n’ont-ils agi plus tôt, ou du moins ouvert le débat ? C’est ce qu’on peut se demander en entendant le secrétaire d’État chargé des Relations avec le Parlement, Jean-Marie Le Guen, par ailleurs médecin de formation, évoquer aujourd’hui l’hypothèse d’une « légalisation partielle » du cannabis. Si ses convictions sur le sujet sont anciennes et tout à son honneur, on doit s’interroger sur les motivations réelles de cette proposition par un membre du gouvernement. Comme s’il s’agissait de faire oublier, par un discours sociétal progressiste, les mesures sociales régressives, dans un contexte de rapports pour le moins tendus avec la jeunesse, en plein mouvement de contestation du projet de loi El Khomri, prolongé par l’effervescence de Nuit debout aux quatre coins de France. En outre, on ne se souvient pas avoir entendu Jean-Marie Le Guen lorsque Manuel Valls, à l’Intérieur ou à Matignon, se répandait en propos sécuritaires et démagogiques sur l’utilité de la prohibition et de la répression des usagers de cannabis, reprenant un refrain chanté sous l’ère Sarkozy.
Mais prenons le secrétaire d’État au mot ! Sa déclaration a le mérite de pointer l’archaïsme de la France en matière de drogues, et surtout l’échec patent de sa politique, en particulier concernant le cannabis. Au sein de l’OCDE, notre pays connaît en effet l’un des taux les plus élevés (sinon le plus élevé) de consommateurs, surtout chez les jeunes, alors qu’il s’entête à mener la politique la plus répressive d’Europe. Au point, dans les instances internationales, de camper sur des positions souvent plus excessives que « la guerre à la drogue » lancée aux États-Unis par Richard Nixon au début des années 1970 puis réactivée par Ronald Reagan dès son entrée à la Maison Blanche.
En Espagne, l’autogestion plutôt que le business
En Espagne, seul le trafic de stupéfiants est répréhensible – non la détention à des fins de consommation personnelle. Exaspérés d’avoir à se soumettre aux dealers, des groupes d’usagers ont, depuis 2002, mis en place un système original de coopération autogestionnaire de production de cannabis. Regroupés en « cannabis social clubs », nombreux et légaux aujourd’hui, ils mutualisent terrains et coûts, cultivent selon des méthodes bio débattues en amont et se partagent équitablement leur récolte, sur la base d’un fonctionnement associatif démocratique. La distribution se fait par petites quantités, afin d’éviter tout trafic et de permettre aux adhérents de gérer leur consommation, planifiée à l’avance.
Ce dispositif promeut donc des pratiques protégeant la santé et la sécurité de tous. Et si ses initiateurs militaient au départ pour une légalisation classique, ils défendent aujourd’hui cette expérience novatrice, craignant de voir la création de multinationales du cannabis, à l’instar de celles du tabac.
Cependant, la surprise en la matière est venue, à partir des années 2010, des États-Unis. Certes, au niveau fédéral, la prohibition demeure. Toutefois, plusieurs États ont d’abord autorisé l’usage médical du cannabis, dont les effets sont bénéfiques pour soulager certains maux des cancers ou de la sclérose en plaques, les troubles de l’appétit ou l’insomnie. Les prescriptions médicales y ont été acceptées et délivrées dans des cliniques spécialisées, ce qui a entraîné l’encadrement de la production, avec des agriculteurs agréés, comme en Californie. Mais d’autres États, Washington et Colorado en tête, ont aussi, après référendum, légalisé l’usage récréatif.
Le commerce de la marijuana, confié à l’initiative privée au moyen de licences délivrées avec rigueur par la puissance publique, y est fortement taxé et est devenu, pour celle-ci, une manne financière importante, dont une bonne partie est employée à la prévention des addictions et à l’éducation (notamment à la santé). Évidemment, le marché noir demeure très réprimé et, s’il perdure de manière résiduelle (à des prix forcément moins élevés), très peu de gens y ont recours, les risques étant devenus démesurés.
Très vite, la délinquance liée au trafic de drogues a diminué de façon significative : si elle existe toujours autour des autres stupéfiants, son ampleur est bien moindre du fait du nombre moins important d’usagers de ces produits. Et l’augmentation de la consommation et du nombre de consommateurs qu’avaient annoncée à grands cris les adversaires de la légalisation a généralement été limitée, après une brève effervescence les premiers mois : le cannabis étant déjà plutôt facile à trouver avant sa légalisation, les consommateurs « légaux » sont à peu près ceux qui consommaient auparavant.
Enfin, même s’il est trop tôt pour l’affirmer avec certitude dans le cas des États américains, l’usage régulier de cannabis ainsi que son expérimentation ont -tendance à diminuer chez les jeunes dans les pays où il n’est pas réprimé pénalement et où des programmes de prévention sont mis en œuvre, à l’instar du Portugal. Aux Pays-Bas, où le système des -coffee-shops existe depuis la fin des années 1970, moins de 20 % des jeunes de moins de 20 ans expérimentent la « fumette ». En France, ils sont 47 % !
Pourquoi est-il donc impossible d’ouvrir ce débat en France et d’envisager une solution réfléchie, vu l’énorme problème de trafic et de consommation que tout le monde connaît ? Les quelques voix à gauche qui s’y sont risquées l’ont généralement payé cher politiquement. Ainsi, François Rebsamen, pressenti pour le poste, n’a pas été nommé ministre de l’Intérieur au lendemain de l’élection de François Hollande pour avoir évoqué la question durant la campagne présidentielle. Quelques mois plus tard, Vincent Peillon, ministre de l’Éducation nationale, se prononçait en faveur d’un « débat » sur la dépénalisation. Il a été sèchement recadré.
À la même période, Cécile Duflot, membre des Verts (seul parti français s’étant toujours déclaré en faveur de la fin de la prohibition), déclarait au lendemain de sa nomination au ministère du Logement : « Il faut considérer que le cannabis, c’est comme l’alcool et le tabac, même régime ! […] La dépénalisation permettrait de faire baisser le trafic et d’avoir une politique de santé publique. » Elle n’a jamais renouvelé sa proposition…
Pourtant, dans les années 2000, Daniel Vaillant, ancien ministre de l’Intérieur et maire du XVIIIe arrondissement de Paris, quartier populaire très touché par le trafic de stupéfiants, avait réuni un groupe de travail à l’Assemblée nationale pour étudier la possibilité d’une légalisation. À la même période, Stéphane Gatignon, maire de Sevran, commune pauvre de Seine-Saint-Denis réputée pour être l’une des plaques tournantes du cannabis en Île-de-France, gangrenant la vie de quartiers entiers, avait interpellé l’État. À la suite du décès de deux jeunes dans une fusillade entre dealers, désemparé, il avait demandé « l’envoi de Casques bleus » puis « l’intervention de l’armée », et proposé de « sortir de la prohibition par le haut », par la légalisation, susceptible selon lui de « créer 100 000 emplois, sortant ainsi nombre de petits dealers des quartiers de l’engrenage de la délinquance ».
De fait, plusieurs dizaines de morts chaque année sont provoquées par les règlements de comptes entre dealers, pour l’immense majorité de cannabis, de loin le commerce le plus porteur au vu du nombre d’acheteurs potentiels – estimés en France entre trois et cinq millions. Des chiffres qui montrent d’ailleurs l’impossible application stricte de la loi, bien que le ministère de l’Intérieur ne renonce pas à traquer usagers et trafiquants. Mais, dans les faits, ce sont d’abord les simples consommateurs, et les plus précaires et les plus « visibles », qui font les frais d’une répression souvent à l’aveugle.
Accentué par la politique du chiffre datant de l’ère Sarkozy, le nombre d’affaires liées à la consommation s’élevait à 106 000 en 2010, quand on n’en comptait que 14 000 en 1990. Or, celles concernant les trafiquants n’ont jamais atteint 10 % du total. On estime ainsi que plus de 9 000 usagers de drogues (à 95 % de cannabis) seraient passés par la prison en 2010, avec tous les risques de récidive, voire de plongée dans une délinquance bien plus grave.
Enfin, du point de vue sanitaire, on sait que la prohibition empêche tout contrôle de la qualité du cannabis, les dealers se moquant pas mal des effets sur la santé du produit qu’ils cherchent à revendre au meilleur prix. Comme l’ont montré les enquêtes du journaliste marseillais Philippe Pujol [^1], l’appât du gain les amène à « couper » le haschich revendu dans les quartiers nord de la cité phocéenne avec du pneu, du plastique, de la bougie ou des médicaments destinés aux animaux. On devine les conséquences sur le fumeur d’un tel mélange…
Tous ces arguments en faveur d’une régulation, montrant l’ineptie de la logique prohibitionniste, avaient déjà été énoncés il y a tout juste quarante ans dans l’Appel du 18-Joint, publié en juin 1976 dans Libération et signé par Deleuze, Foucault, Lyotard, Kouchner… Quarante ans après, la situation a empiré avec un usage massifié. Qu’attend-on donc encore ?
[^1] Cf. La Fabrique du monstre. 10 ans d’immersion dans les quartiers nord de Marseille (Les Arènes). Lire son interview dans Politis n° 1390, 11 février 2016.