« D’un siècle à l’autre », par François Maspero

François Maspero est mort le 12 avril 2015. Un an après, nous ne voulions pas laisser passer cette date anniversaire sans célébrer la mémoire de cet homme attachant et exigeant, qui a marqué la seconde moitié du XXème siècle par ses engagements et ses activités de libraire, d’éditeur et d’écrivain.

En 2008, pour les 20 ans d’existence de Politis, nous lui avions demandé de constituer sa chronologie des grands événements des deux dernières décennies. Il nous avait ainsi fait l’honneur d’être notre « grand témoin ». Voici le texte qu’il nous avait offert.

François Maspero  • 12 avril 2016
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« D’un siècle à l’autre », par François Maspero
© Photo: François Maspéro, au retour d'un voyage en Bolivie, le 13 juillet 1967 (AFP)

Illustration - « D’un siècle à l’autre », par François Maspero

VON LINTEL/AFP

1989. Chute du mur de Berlin. Conséquence de la tentative, qui échouera deux ans plus tard, de réformes démocratiques de l’empire soviétique (Glasnost et Perestroïka) par Gorbatchev, elle marque le passage d’une ère à une autre : les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale sont définitivement liquidées, et nul ne peut le regretter. Au-delà de la réunification allemande, la bipolarisation ­ monde communiste, monde capitaliste ­ qui partage le monde depuis 1945, a vécu. Un vent de liberté semble alors souffler sur la planète. Dix-neuf ans plus tard, qu’en reste-t-il ?

Place désormais à l’économie de marché mondialisée : toute-puissance de la Banque mondiale, du FMI, de l’OMC, du G8… Le « nouvel ordre mondial » élimine progressivement le politique au profit du tout-économique. Une autre bipolarisation ­ Nord et Sud ­ s’affirme. Dans les anciens pays dits socialistes, une nouvelle classe d’affairistes accapare le pouvoir, éliminant les anciens dissidents et opposants démocratiques. L’écart entre pays riches et pays pauvres se creuse aussi au sein de leurs populations. Les « flux migratoires » augmentent d’année en année. De nouveaux murs apparaissent : mur de la frontière mexicaine, mur d’Israël, murs de l’espace Schengen. Les migrants meurent par milliers entre l’Afrique et l’Europe, l’Amérique latine et États-Unis. Centres de rétention et zones d’attente se multiplient.

1991-1995. La guerre en ex-Yougoslavie. Au coeur de l’Europe, une guerre fait quelque 200 000 morts (pour la plupart des civils) et des millions de personnes déplacées, les villes et les campagnes sont détruites.

S’il est, vu d’ici, un point à souligner, c’est celui du rôle des forces d’interposition des Nations unies, puis de l’Otan. Il est vrai que la grande affaire militaire, en 1991, était de secourir le pauvre petit Koweit, État hautement démocratique. Notre glorieuse division Daguet s’y est illustrée à coups d’obus à uranium appauvri. Le pétrole du Koweit devait justifier une guerre (mais pas de sauver la vie des Kurdes gazés par Sadam Hussein) ; quel intérêt stratégique présentait la Bosnie ? Les armées et les milices croates et serbes n’auraient probablement guère tenu plus longtemps que l’armée irakienne devant la puissance de feu des forces engagées dans le Golfe. À la place, on a eu droit à une magnifique illustration du droit d’ingérence humanitaire. Conséquences : l’interminable siège de Sarajevo, livré aux tirs ciblés serbes sous la bonne garde de la Forpronu ; des massacres de masse, Vukovar, Srebenica, sous le regard des forces internationales.

Question : le rôle principal d’une armée moderne suréquipée est-il de distribuer des colis et d’alimenter le marché noir des mafias locales ? Il faut rendre cette justice à Jacques Chirac : s’il n’est pas allé faire quelques heures de figuration à Sarajevo comme son prédécesseur, sa décision, en août 1995, après le massacre sur le marché de Sarajevo par les obus serbes, de faire libérer la route du mont Igman par la Force d’intervention rapide, a montré qu’il était possible, en moins d’une semaine, de mettre fin à un siège de 1 350 jours ­ et, quatre mois plus tard, d’arrêter enfin la guerre. Mais à quel prix ! C’est de ce temps que date un dicton, né à Sarajevo : aujourd’hui, le meilleur moyen, dans une guerre, de ne pas se faire tuer, est d’être militaire.

1992. Bernard Tapie ministre de la ville. La gauche au pouvoir avait suscité l’espoir d’une prise en compte en profondeur de la question urbaine. L’entrée de Tapie au gouvernement en sonne le glas. En 1983, un rapport avait fixé un objectif : « Ensemble, refaire la ville ». Allait-on enfin admettre que ce qui devrait constituer la vie active et les forces vives de la nation s’était déplacé des centres historiques des villes vers ce qu’on persiste à appeler leur périphérie ?

Bernard Tapie est un affairiste dont le bagout a fait un personnage médiatique : première intrusion du star-system dans le politique. Mesure phare : le parrainage des quartiers par les grandes entreprises (celles-là mêmes qui mettent leurs habitants au chômage).

La suite, ce sont quinze ans de mesures plus ou moins placebo avec toujours le même binôme : prévention (plus, quand c’est la gauche) et répression (beaucoup plus, quand c’est la droite). Un leitmotiv : « intégration ». Mais qu’est-ce que l’intégration (et à quoi servent la prévention et la répression) sans l’emploi ? Chevènement (1998) qualifie ces Français dont il est incapable d’assurer l’avenir de « sauvageons » ; Sarkozy (2005), de « racaille » . M. Bédier, éphémère ministre des prisons en 2002, est plus franc : « Ça sera la guerre. » Révoltes du mal-être, voire du désespoir, les déchaînements sporadiques dans les banlieues n’ont, c’est vrai, aucune forme politique, ni dans leur organisation, ni dans leurs objectifs : ils sont, au sens propre, « inqualifiables ». Mais refuser de voir que leurs causes sont essentiellement politiques, c’est, pour notre société, suicidaire.

1994. Fin de l’apartheid. L’accord entre Frederik De Klerk et Nelson Mandela sur des élections libres au suffrage universel qui met fin à l’apartheid est à considérer comme une victoire majeure de la lutte contre le racisme ­ au même titre que la fin de la ségrégation aux États-Unis en 1956 : combats gagnés par les mouvements noirs dans les deux pays, mais aussi par des militants blancs pour l’égalité des droits, sur le plan national et international. (Cette dernière précision pour rappeler que tout «~anti-américanisme~» se fonde sur une méconnaissance crasse de l’histoire des États-Unis, et que, là comme ailleurs, je ne confondrai jamais la politique d’un pays avec son peuple.)

Quelles qu’en soient les suites, les inégalités qui ne sont pas près de s’éteindre, pour la première fois un État africain s’affirme comme une puissance de premier ordre sur le continent, dégagée de l’emprise néocoloniale.

En évoquant la figure de Nelson Mandela, il faut rappeler qu’il y eut, lors des indépendances, d’autres « sages » africains, tels que Julius Nyerere en Tanzanie, dont certains furent souvent longtemps emprisonnés comme Mandela par les puissances coloniales : Jomo Kenyatta au Kenya, N’Krumah au Ghana… Et, surtout, que la liste est grande des leaders africains porteurs d’un réel esprit démocratique qui furent éliminés physiquement juste avant ou peu après l’accession des anciennes colonies à l’indépendance, afin de faire place nette pour les pions du néocolonialisme : au Congo, Patrice Lumumba ; au Cameroun, le syndicaliste Um N’yobé, assassiné par l’armée française, le docteur Félix Moumié, assassiné par les services secrets français et l’économiste Osendé Afana, par l’armée d’Ahidjo ; en Guinée-Bissau, Amilcar Cabral, leader de dimension continentale ; au Mali, Modibo Keita, empoisonné dans sa prison après un coup d’État… Et bien d’autres.

1998. Extradition de Pinochet. L’extradition (de Grande-Bretagne) d’un ancien chef d’État assassin et tortionnaire est une première, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Elle est à rapprocher d’un autre progrès encourageant du droit international, la création de la CPI (Cour pénale internationale) en 2002 ­ distincte des TPI (tribunaux pénaux internationaux) formés, depuis 1993, pour des cas spécifiques, sur mandat des Nations unies, et à ce jour au nombre de trois : pour la Yougoslavie, le Rwanda et la Sierra Leone.

À noter que, parmi les pays qui n’ont pas ratifié le statut de la CPI, figurent la Chine, la Russie, Cuba, Israël et les États-Unis (ces derniers ayant longtemps fait pression sur des pays membres de l’ONU pour empêcher son adoption).

Le cas de Saddam Hussein aurait dû relever de la CPI. Mais le traduire devant un tribunal international conduisait à mettre en évidence le soutien indéfectible que lui ont apporté pendant des années des pays comme les États-Unis, la France et l’Allemagne, qui risquaient de se retrouver accusés de complicité de crimes contre l’humanité.

1998-2000. Loi sur les 35 heures. Rare, voire unique, est une réforme sociale aussi courageuse dans les annales de la Ve République. Réduire le temps de travail, mesure authentiquement de gauche, signifiait, raisonnablement, combler les heures rendues vacantes par l’engagement des travailleurs au chômage. Les choses se sont gâtées quand le Premier ministre, qui en était l’initiateur avec sa ministre de l’Emploi et de la Solidarité, a entrepris de pratiquer le grand écart : satisfaire l’exigence d’emploi des travailleurs et assurer les employeurs que cela ne leur coûterait rien. Dès lors, même si l’on admet le chiffre probable de 350 000 emplois ainsi créés (Martine Aubry, en revendique 600 000), la mesure, sous le gouvernement même de Lionel Jospin, de concession en concession, s’est progressivement vidée de son contenu. Nous en sommes aujourd’hui (entre autres) au « travailler plus pour gagner plus » sarkozyesque. Il paraît que ça générera de nouveaux emplois : la croissance y pourvoira. Comprenne qui pourra.

1999. Seattle. Première manifestation altermondialiste à l’échelle planétaire. Elle sera suivie de Gênes, Davos, Porto Alegre… Face à un monde où l’être humain est réduit à sa seule valeur marchande, quelles solutions alternatives ? Des myriades d’initiatives « citoyennes » peuvent se confronter, des réseaux coordonner leurs actions. Remise en cause du dogme de la croissance (une croissance annuelle de 3 % aboutirait, en cent ans, à un taux de 2 000 % !), mise en oeuvre de notions telles que développement durable et commerce équitable, nouvelles normes de régulation pour mettre fin à la déstabilisation des économies locales qui génère chômage, disparition du tissu social, paupérisation, guerres, migrations. Placer la justice sociale au centre de l’économie, réactiver les notions de services publics et de société solidaire. Dans le domaine de l’écologie, l’altermondialisme a plus fait pour l’avenir de la planète que tous les Nicolas Hulot.

Il n’y a pas un mouvement altermondialiste soudé et homogène, contrairement à la représentation qu’en donnent ceux qui ont trouvé en lui un Grand Satan à invectiver. Révolutionnaires radicaux et doux réformistes s’y croisent. Sa diversité est sa richesse. Et sa faiblesse. Une inquiétude : que pèsent toutes ces luttes trop souvent disparates, dispersées, contradictoires, voire divergentes, face à l’immense capacité de récupération des firmes multinationales et des forces politiques qu’elles contrôlent ? Une certitude : on n’a pas le choix, il en va de l’avenir de la planète.

2000. Sharon sur l’esplanade des mosquées. Même s’il n’avait pas concrétisé les espoirs suscités par les accords d’Oslo, le sommet de Camp David, pour infructueux qu’il ait été, laissait encore la porte ouverte à une fragile coexistence. Qui a voyagé en Palestine à cette époque a été témoin du début d’essor économique qui s’y manifestait. La diaspora palestinienne y investissait en force : une chance se présentait, pour Israël de vivre en paix, et pour la Palestine de devenir une plaque tournante des échanges commerciaux entre l’Ouest et le Moyen-Orient.

L’acte de provocation de Sharon, moins de deux mois après Camp-David, marque la volonté délibérée de casser ce qui restait du processus. Lui-même a exposé dans ses Mémoires que toute négociation politique avec les Arabes doit passer par la démonstration d’une force supérieure à la leur. Il savait qu’il donnerait le signal de la deuxième Intifada, qu’il favoriserait l’éclatement politique de l’Autorité palestinienne et la montée en puissance du Hamas, jusqu’au moment où celui-ci pourrait être désigné comme l’ennemi à abattre : ce Hamas, qualifié de complice du terrorisme mondial, qui, tant qu’il existerait, permettrait de refuser toute négociation raisonnable. Objectif atteint. Les instances internationales, après avoir encouragé et supervisé des élections démocratiques en Palestine, ont rejeté le Hamas vainqueur comme un interlocuteur valable.

Mais la question fondamentale est : compte tenu de la situation actuelle ­ prolifération des colonies de peuplement, tracé du Mur et morcellement de la Cisjordanie par le réseau des autoroutes de contournement ­, un État palestinien, dont, de facto , la continuité du territoire est irréalisable, est-il encore, tout simplement, viable ?

2001. 11 septembre. Passé le premier choc, il est apparu que, pour mettre Al Qaida hors d’état de nuire, il fallait non seulement le traquer physiquement, mais mettre au jour ses réseaux financiers. Passons sur le premier point, guerre d’Afghanistan, désignation aberrante de Saddam Hussein comme complice, déchaînement des intégrismes de tout poil, axe du bien, axe du mal. Sur le second point, le silence s’est vite fait. Les capitaux occultes circulent toujours à la vitesse de l’éclair. Les paradis fiscaux se portent bien.

Remarque : le fameux « nous sommes tous Américains » n’a certes rien pour offusquer un internationaliste, solidaire par définition. À condition, toutefois, que, par égard aux 150 000 victimes algériennes d’un semblable fanatisme prétendument religieux, on n’ait pas oublié de dire : « Nous sommes tous Algériens. » Sinon, il y a deux poids et deux mesures.

2003. Loi sur le voile. L’Éducation nationale ayant constaté qu’un millier de filles se présentaient en classe coiffées d’un foulard, décrète cette situation intolérable. Décision : tolérance zéro. Le principe français de laïcité exige que l’on soit décoiffé. Qui dit voile dit islamisme, qui dit islamisme dit intégrisme, qui dit intégrisme dit obscurantisme et terrorisme en puissance. La nation des droits de l’homme est en danger. Une loi sur les signes extérieurs d’appartenance religieuse s’impose. Je ne suis pas un défenseur du voile. Mais, faisant mienne la formulation de Daniel Bensaïd [^2], je préfère « combattre les symboles de l’aliénation religieuse par la persuasion sans en confier la mission à l’État » .

Cette loi s’inscrit dans une manie législatrice, comme si, dans bien des cas, le code pénal ne comportait pas déjà un arsenal efficace. Ainsi, les lois dites « mémorielles ». Je ne mets pas en doute les bonnes intentions de la loi Gayssot sur le négationnisme. Suivie des lois sur le génocide arménien ­ fait par ailleurs avéré ­ puis sur la reconnaissance du caractère criminel de l’esclavage, elle aboutit à celle sur le caractère positif de la colonisation. Des historiens tels que Pierre Vidal-Naquet s’y sont opposés. On dirait que, dans le même temps où le pouvoir politique abdique devant le pouvoir économique ­ Mme Parisot ne réclame-t-elle pas que l’on inscrive la version patronale du droit du travail dans la Constitution ? ­, il veut se prouver qu’il existe toujours en cherchant désespérément des terrains inédits d’intervention.

Sarkozy, président de la République. Vous avez dit République ? Oui, mais pas la même, puisque le but avoué de la rupture est d’en finir avec ce qui pouvait perdurer de l’héritage du Front populaire, du programme de la Résistance et, bien entendu, de Mai 68 ­ qui n’est pas, comme l’a dit Sarkozy, le triomphe du laxisme, mais la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier. Au XIXe siècle, le travailleur avait une connaissance physique du patron qui l’exploitait : aujourd’hui, derrière la mafia des stars du CAC 40, noyau dur du sarkozysme (les mêmes qui veulent régler leur compte aux « privilégiés » à 1 200 euros par mois), c’est l’anonymat de capitaux interchangeables : tel jour on appartient à l’un, tel jour on est vendu à l’autre, tel autre on est licencié par le troisième. À la sacro-sainte flexibilité de l’emploi correspond la volatilité du capital.

Les ravages du sarkozyme ayant été largement décrits dans les pages de ce journal, je me bornerai à rappeler que la différence entre une société où tout est assujetti à l’économique, à commencer par le politique, et un État totalitaire est que le totalitarisme économique n’a besoin d’aucune force coercitive apparente pour contraindre, asservir, précariser, marginaliser et laisser crever : pas de vagues, la loi du marché s’en charge.

N’exagérons pas : le sarkozysme n’est pas le totalitarisme. C’est juste le tout-à-l’égout.

[^2]: Un nouveau théologien : Bernard-Henri Lévy, Lignes.

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