« Franchir le seuil »

Le philosophe Yves Cusset appelle à remplacer une police des flux par une politique de l’accueil. C’est-à-dire à sortir du réflexe propriétaire de « son » sol pour faire une place à celui qui n’a nulle part où aller. Tribune

Cusset Yves  • 13 avril 2016
Partager :
« Franchir le seuil »
© DR

On parle partout d’« accueil » des migrants, mais, plus on utilise ce mot d’accueil, plus il semble que sa signification s’en trouve évidée. Accueillir est plus que faire une place à autrui là où il ne peut prétendre de lui-même en avoir une, c’est modifier un certain ordre du monde en abolissant la séparation physique ou symbolique entre celui qui dispose d’une résidence sûre et celui qui doit rester dehors pour la simple et bonne raison qu’il n’a nulle part où aller. Cette séparation entre deux êtres qui ne partagent pas le même monde malgré leur proximité géographique, on l’appellera de manière générique « seuil », comme ce devant quoi l’on se tient sans avoir la garantie de pouvoir le franchir : porte, barrière, frontière. Une fois ce seuil franchi, on peut dire que celui qui n’avait jusqu’ici nulle part où aller dispose à nouveau d’un sol qui a la solidité relative et provisoire du « refuge » ou de l’« asile ».

Accueillir est alors littéralement un acte de transgression, en ce qu’il favorise un franchissement que l’existence d’une séparation devrait a priori interdire. « Bienvenue » est une parole transgressive, elle pose qu’il n’y a pas à prendre en compte ce qui fait obstacle à la relation entre nous, là où tout pourtant nous invite à le faire. C’est en même temps rappeler cette vérité enfantine, et pourtant si difficile à comprendre pour tous les imbéciles heureux comme moi qui sont nés quelque part, que le concept d’étranger n’a pas de sens pour lui-même. Sont capables d’accueillir, ou hospitaliers, ceux qui ont cette disposition intellectuelle assez rare de nos jours, et qui consiste à considérer qu’« étranger » n’est pas une nature, mais une conséquence de la délimitation préalable de l’espace domestique.

Tout cela est très joli, mais, dans ce cas, un État paraît bien incapable d’accueillir, puisqu’il n’a d’existence physique que par la délimitation d’un territoire et d’existence symbolique que par la définition, en particulier par le biais de la nationalité-citoyenneté, d’une communauté d’appartenance. Effectivement, un État est là pour déterminer souverainement les critères de distribution du bien politique de l’appartenance, et établir sur cette base une discrimination nette entre citoyens et étrangers, et plus encore entre différentes catégories d’étrangers, plus ou moins désirés. Mais le droit international a ceci de particulier que, bien qu’étant une émanation des accords entre États souverains, il invite en bien des aspects à transgresser la logique même de la souveraineté, surtout lorsqu’il est adossé à la reconnaissance de droits fondamentaux.

La mise en application du droit d’asile est un apprentissage paradoxal de la transgression du principe de souveraineté, exigeant de penser l’ordre domestique autrement qu’en termes d’immunité, apprentissage que les États européens, habitués à n’être que les copropriétaires d’un ensemble de lots privatifs, peinent sérieusement à effectuer, quand ils ne s’en détournent pas de manière éhontée.

Si l’on veut qu’il y ait quelque chose comme une politique d’accueil, il faudra bien que cet apprentissage puisse se faire, et il y faudra l’aiguillon d’une pratique démocratique elle-même transgressive, capable de déstabiliser le narcissisme des consciences nationales, d’exiger le droit d’asile contre les fantasmes d’immunité et la reconnaissance du droit contre le fait du souverain, de préférer l’institution de lieux communs à l’instauration de zones immunes, bref, de faire revivre la politique, comme choix fondamental concernant nos manières d’être en commun, contre son rétrécissement progressif à la sphère de l’administration et de la police, de la gestion des populations et des flux.

Chantier dont ceux qui aiment encore la démocratie voudraient croire qu’il n’est pas trop vaste.

Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

La journaliste Ariane Lavrilleux échappe à une mise en examen
Presse 16 janvier 2025

La journaliste Ariane Lavrilleux échappe à une mise en examen

Ce 17 janvier, l’investigatrice, convoquée au tribunal de Paris, a finalement évité des poursuites pour avoir révélé des secrets de la défense nationale. 110 organisations appellent à un renforcement du secret des sources pour la presse.
Par Maxime Sirvins
RSA sous conditions : une généralisation et des craintes
Enquête 15 janvier 2025 abonné·es

RSA sous conditions : une généralisation et des craintes

Depuis le 1er janvier, l’obtention du Revenu de solidarité active est liée à la réalisation de 15 heures d’activité hebdomadaires. Une réforme jugée absurde, aux contours encore flous, sans moyens, qui inquiète largement syndicats et associations.
Par Pierre Jequier-Zalc
« Aucune piste crédible de changement de système de retraite n’existe à court terme »
Entretien 13 janvier 2025 abonné·es

« Aucune piste crédible de changement de système de retraite n’existe à court terme »

Alors que la question des retraites est de nouveau au cœur des débats politiques, l’économiste Henri Sterdyniak s’interroge sur le sens, pour le Parti socialiste, de soutenir le gouvernement s’il obtenait simplement un gel temporaire du recul de l’âge légal de départ à 64 ans.
Par Pierre Jequier-Zalc
Incendies en Californie : les stars d’abord
Sur le gril 13 janvier 2025

Incendies en Californie : les stars d’abord

Certains médias ont préféré s’émouvoir du sort des villas des vedettes plutôt que parler des personnes plus vulnérables ou d’écologie. Première chronique en partenariat avec le site Arrêt sur images.
Par Pauline Bock