Galia Ackerman : Une vie traversée par Tchernobyl

Trente ans après l’explosion de la centrale soviétique, Galia Ackerman, qui en est l’une des spécialistes majeures, témoigne dans un livre de son parcours marqué par la catastrophe.

Patrick Piro  • 20 avril 2016 abonné·es
Galia Ackerman : Une vie traversée par Tchernobyl
© Capucine DeChabaneix pour Politis

« Il s’agit certainement de la personne la plus compétente sur l’ensemble des questions touchant à Tchernobyl. Elle porte une vision globale de la catastrophe, elle est entrée dans la pensée de toutes les catégories d’acteurs. » Celui qui l’affirme sans sourciller, Bruno Boussagol, n’est pas physicien nucléaire ni épidémiologiste. Metteur en scène de la compagnie Brut de béton, il promène depuis 1999 son Elena et ses variantes aux quatre coins de France, monologue poignant d’une femme de pompier décédé, l’un de ces « liquidateurs » envoyés combattre la géhenne irradiante à mains presque nues quelques heures après l’explosion du réacteur n° 4 de la centrale ukraino-soviétique. « Tchernobyl, 30 ans après » : vendredi 15 avril, Nathalie Vannereau prêtait une nouvelle fois sa voix à Elena, dans l’auditorium de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), en clôture d’un colloque organisé par Galia Ackerman.

C’est elle que Bruno Boussagol adoube. Pas plus spécialiste des rayons gamma que lui. « Dites essayiste », quand on lui demande la position dont elle se revendique en premier lieu. Elle livre pour l’occasion le plus personnel de ses écrits, –Traverser Tchernobyl, récit à la première personne de près de vingt ans d’une quête obsessionnelle de « sa » vérité sur la catastrophe la plus mythique de notre époque. « Ce partage est pour moi un devoir et une délivrance. »

« Tchernobyl, 30 ans après » : un colloque pour entretenir la mémoire, comme on déposerait des chrysanthèmes dans les cimetières aux grandes dates anniversaire ? C’est l’énormité du paradoxe de cette catastrophe, résume Frédérick Lemarchand, sociologue à l’université de Caen : « Pour certains elle a eu lieu le 26 avril 1986 à 1 h 23 mn 44 s, quand d’autres, comme nous, expliquent que cette date n’est que le commencement d’un processus déclenché au cœur du vivant. »

Nous, c’est ma famille « tchernobylienne », explique Galia Ackerman, « centrée sur une réflexion philosophique, culturelle et anthropologique » de l’événement. Trente ans après, le niveau de radiation émis par le césium 137, l’un des isotopes les plus abondamment dispersés par l’explosion, n’a diminué que de moitié. Une génération, temps de latence bien identifié par les historiens pour l’émergence des catharsis.

Un risque à jamais

Ainsi le récit de Tchernobyl est-il loin d’être achevé. Le nucléaire peut-il être sûr ? La catastrophe fut-elle consubstantielle des errements d’un régime soviétique en bout de course ? Si la réplique de Fukushima, vingt-cinq ans plus tard, clôt de manière cinglante certaines controverses scientifiques et politiques, les grands bouleversements sanitaires, environnementaux et spatiaux resteront contemporains pendant plus de trois cents ans, insiste Frédérick Lemarchand. « Dès lors, comment penser l’impact global d’un tel événement, alors que l’horizon le plus lointain de nos projections humaines, actuellement, c’est le niveau du réchauffement climatique à la fin du siècle ? »

40 morts ou 40 000 ?

Longtemps, le bilan officiel n’a reconnu qu’une quarantaine de morts à Tchernobyl, par irradiation aiguë (les premiers liquidateurs). L’impact des plus faibles doses était écarté. La polémique a fait rage, alors que les épidémiologistes enregistraient un boom des cancers de la thyroïde autour du site. En 2005, la centaine d’experts du Forum Tchernobyl s’amende et conclut à « 4 000 décès potentiels » dus aux radiations. Une demi-mesure ? Une étude considérant l’exposition de centaines de millions d’Européens au nuage radioactif émis par l’explosion évalue à 40 000 le nombre de cancers mortels statistiquement déclenchés.

Yves Lenoir, ingénieur engagé depuis quarante ans sur les questions nucléaires, livre dans La Comédie atomique, l’histoire occulte des dangers des radiations (La Découverte) une enquête remarquable et très fouillée sur l’escamotage historique du risque des radiations à long terme, au service de la propagande pro-nucléaire. Et il constate que le même négationnisme qu’à Tchernobyl est en marche à Fukushima.

Et cette temporalité est étirée « à l’infini par une seconde et demie d’emballement nucléaire », souligne Galia Ackerman. Dans la zone d’exclusion d’un rayon de 30 km englobant le réacteur détruit, territoire grand comme le Luxembourg, le risque de « choper une “particule chaude” », synonyme de cancer, rôdera « indéfiniment » : il faudra attendre 24 000 ans pour voir divisée par deux l’intensité radioactive du terrible plutonium dispersé par l’accident. « On a mis du temps pour comprendre la portée symbolique de ce qui s’est passé. Comme s’il suffisait de s’en tenir aux morts… Il y en avait eu en nombre dans bien d’autres circonstances. »

Galia Ackerman rencontre Tchernobyl en 1998. D’origine russe, parfaitement francophone, elle est traductrice et s’attaque à La Supplication de la Biélorusse Svetlana Alexievitch. « Ce texte a traversé ma chair. » Pour la première fois, une auteure accouchait la parole de centaines de témoins, liquidateurs, paysans, physiciens, ex-résidents de la zone, etc., hors des partis pris et des accusations. Un ébranlement dans une historiographie jusqu’alors penchée sur les causes et le bilan technique de la catastrophe. C’est l’ouvrage fondateur de la « famille tchernobylienne ». La Supplication, inspiratrice d’Elena, remettra Bruno Boussagol sur le chemin de la mise en scène.

Et la traductrice va endosser jusqu’à l’exacerbation son rôle de « passeuse ». « Avec -Svetlana Alexievitch, elles ont formé un binôme qui a porté le texte pendant des années », témoigne Virginie Symaniec, spécialiste de la culture biélorusse, qui salue la reconnaissance, « enfin », de la pertinence des représentations artistiques et philosophiques d’un événement qui a percuté l’imaginaire collectif. « Svetlana Alexievitch a reçu le prix Nobel de littérature l’an dernier. On a longtemps considéré son ouvrage comme un texte brut, lui déniant la qualité de création. »

Galia Ackerman, également journaliste à Radio France Internationale, s’impose peu à peu comme une experte de la question Tchernobyl. Elle multipliera les voyages à Minsk, à Kiev, à Moscou ou dans la « Zone », à laquelle on n’accède que muni d’une autorisation et accompagné d’un guide. « Une fois entrée dans ce monde, je me suis rendu compte qu’il ne m’était pas possible de passer à autre chose. Je rêvais de vivre une semaine à Tchernobyl, j’y suis parvenue. » Tchernobyl la ville, commune ukrainienne en limite sud-est de la Zone d’exclusion, dont le nom est indélébilement souillé par la catastrophe. Monde aux recoins nostalgiques et interlopes, elle est aujourd’hui majoritairement peuplée de travailleurs en résidence temporaire, dédiés aux tâches de confinement des radiations.

« Comprendre un impensé »

Fascination. Le terme est endossé par la « famille », qui en écarte néanmoins la -connotation morbide. « Il s’agit d’une injonction à comprendre un impensé, affirme -Frédérick Lemarchand. Notre travail consiste à rendre intelligible l’expérience de Tchernobyl, à en dégager une valeur universelle. » Pour Galia Ackerman, cette construction passe par la sauvegarde de la mémoire. Elle s’enthousiasme pour ces expéditions universitaires organisées dans la Zone pour sauver ce qui peut l’être du patrimoine culturel paysan de cette singulière Polésie orientale. En 2003, le Centre de culture contemporaine de Barcelone (CCCB), lui commande une exposition, Il était une fois Tchernobyl, la plus importante du genre, dont elle est nommée commissaire. Trois ans d’une épuisante activité d’historienne, pour réunir pièces et documents dont l’accès est généralement verrouillé par l’administration ou des privés. « Elle est un monstre de travail, de pugnacité et d’endurance. Elle avance toujours », salue Virginie Symaniec.

L’exposition accueille plus de 30 000 visiteurs puis circule en Espagne. Un taux de fréquentation plus qu’honorable, pour un thème aussi peu ludique. Préoccupée par l’oubli qui menace les pans du monde de Tchernobyl, Galia Ackerman en appelle à la constitution d’un « musée virtuel ». « C’est un événement si important qu’il est de notre devoir de consigner à l’intention des générations futures le témoignage d’une catastrophe – ainsi que d’autres – engendrée par une technologie soumise aux pressions de la société de consommation. »

Dans l’ouvrage qu’elle vient de faire paraître, l’essayiste dévoile quelques clés d’une motivation qui l’a elle-même interpellée par sa puissance. Journaliste accoutumée au renouvellement de ses sujets, d’où lui est venue cette polarisation ? « Je ne l’ai compris que tardivement. Une introspection qui m’a pris vingt ans – mon “coming out”, ma délivrance ! », sourit-elle à demi.

Tchernobyl, nœud de convergence des fibres de Galia Ackerman. C’est le retour de l’œil critique de la petite fille moscovite qui s’insurgeait secrètement contre l’encadrement des modes de vie et de la pensée libre par le régime soviétique. « La Zone, c’est la métaphore troublante de mon passé qui s’est figé. » Le monstre, dont la liquidation s’est imposée comme le dernier grand chantier de l’URSS, en a précipité la chute. Jeune « youpine », Galia souffre aussi de brimades enfantines. Sa mère et sa grand-mère sont juives ukrainiennes. « Dans la ville de Tchernobyl, se concentre toute la très longue histoire slave de notre peuple. » Elle choisira d’émigrer en Israël en 1973, à l’âge de 25 ans, avant de gagner la France en 1984.

La rencontre des victimes et des héros mobilise également en elle un sens impérieux du devoir humanitaire. Elle est profondément marquée par ses contacts avec Vassili Nesterenko. Le physicien biélorusse, décédé en 2008, prend des risques énormes dans les premiers jours de la catastrophe pour en limiter l’ampleur, avant de consacrer le reste de sa vie à aider les populations touchées, en particulier les enfants dont la thyroïde a été détruite par la radioactivité. Galia Ackerman est cofondatrice de l’association Enfants de Tchernobyl Bélarus.

La rupture avec Alexievitch

Sur la trajectoire tchernobylienne de Galia Ackerman, un incident suscite l’incompréhension de Jean-Pierre Dupuy. Le philosophe épistémologue, qui creuse depuis longtemps les paradigmes de la pensée face aux catastrophes, a accompagné l’essayiste, il y a dix ans, dans la Zone. « Sa rupture avec Svetlana Alexievitch me laisse perplexe… Car le binôme fondateur de la pensée anthropologique et culturelle de Tchernobyl, en France, s’est dissous vers 2004. Frictions de fortes personnalités ? Bruno Boussagol réfute indirectement l’hypothèse. « Galia est une grande modeste. La rencontre avec le monstre tchernobylien suscite généralement une chute d’ego, on est traversé, le “je” est sommé de se mettre au diapason de l’interrogation qui nous percute. » C’est la traductrice qui rompt, au nom de « divergences intellectuelles » qui éclairent son engagement.

Un reproche « déontologique », tout d’abord. Celle qui se définit comme une « praticienne » de Tchernobyl a peu à peu décelé chez l’auteure de La Supplication non pas une tromperie « mais une ambiguïté, un brouillage » : ces témoignages chocs, elle dit détenir la preuve qu’ils ont été accommodés et souvent pimentés. « Les événements n’ont pas d’importance pour elle, seuls les sentiments valent, comme elle me l’a confié. » Là où Virginie Symaniec salue de la littérature, Galia Ackerman voit l’intrusion d’un « je » qui s’approprie la voix de témoins « pour y mettre ses idées ».

Et, aux confins de l’intime, son reproche « historique » : Svetlana Alexievitch aurait enfermé son œuvre dans le périmètre du portrait collectif de l’homo sovieticus, escamotant la question juive, dont le régime de l’URSS avait fait un tabou. La guerre n’a pas un visage de femme, qu’elle traduit en 2004, est le déclencheur : parmi les témoignages de victimes féminines de la Deuxième Guerre mondiale, « pas un mot sur leur judéité dans cette trame, pourtant très prégnante dans certaines villes comme Minsk, où Svetlana a beaucoup puisé. Elle ne pouvait ignorer ces faits ». Pas de soupçon d’antisémitisme. Mais cette subjectivité d’auteure revendiquée n’a pas trouvé grâce auprès de l’ancienne comparse, qui a placé la vérité historique au pinacle de sa quête mémorielle de Tchernobyl.

Écologie
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