Identification d’une femme
Mémoire de fille, livre capital dans l’œuvre d’Annie Ernaux, raconte, à partir d’une première expérience sexuelle, comment elle est devenue écrivain.
dans l’hebdo N° 1398 Acheter ce numéro
Annie Ernaux a pourtant essayé de la refouler, « la fille de 58 ». « J’ai voulu l’oublier […]. L’oublier vraiment, c’est-à-dire ne plus avoir envie d’écrire sur elle. » On peut la comprendre. Cette fille de 1958, Annie Duchesne, c’est-à-dire Annie Ernaux il y a 58 ans, sortant de chez ses parents pour la première fois, à presque 18 ans, qui allait être monitrice dans une colonie de vacances dans un village de l’Orne, n’a pas exercé son aspiration à la liberté telle une héroïne fière et indépendante. Elle est tombée passionnément amoureuse d’un garçon qui s’est sexuellement servi d’elle. « Ce n’est pas à lui qu’elle se soumet, c’est à une loi indiscutable, universelle, celle d’une sauvagerie masculine qu’un jour ou l’autre il lui aurait bien fallu subir. »
Rejetée par lui, elle s’est perdue dans les bras des autres hommes du centre de vacances, supportant l’opprobre de tous, « ces insultes déguisées en mot d’esprit […] lancées devant elle pour amuser la galerie des deux sexes, surtout le premier, toujours prêt à renchérir, le second souriant et ne désapprouvant jamais » .
On peut comprendre, donc, qu’Annie Ernaux ait souhaité l’oublier. Impossible, cependant. « La fille de 58 » ne l’a jamais quittée. Ce moment de sa vie, violent, a été fondateur. Il lui a fallu la retrouver par l’écriture, « habiter son être disparu ». La reconstituer pour mieux la déconstruire. Cela donne Mémoire de fille, un très grand livre. Annie Ernaux ne s’y montre pas, comme tant d’autres s’adonnant à l’autobiographie, sous son meilleur jour. Qu’est-ce que cela pourrait bien signifier chez l’auteure de Passion simple ? D’autant qu’elle ne pratique pas l’autobiographie, mais ce qu’elle a nommé, en résonance avec le concept de Pierre Bourdieu, « l’auto-socio-biographie ». Écrire dans le tranchant du réel, en s’examinant sans concession aucune, quoi qu’il en coûte.
Et il en a coûté à Annie Ernaux, en écrivant Mémoire de fille. « Un soupçon : est-ce que je n’ai pas voulu, obscurément, déplier ce moment de ma vie afin d’expérimenter les limites de l’écriture, pousser à bout le colletage avec le réel (je vais jusqu’à penser que mes livres précédents ne sont que des à-peu-près sous ce point de vue). » La difficulté de l’entreprise induit une forme nouvelle.
D’une part, il y a le récit, que l’auteure ne cesse de remettre dans son contexte historique, sociologique, culturel, à la manière de son maître livre, Les Années. Après les événements de la colonie, son entrée au lycée Jeanne-d’Arc, à Rouen, et la pension religieuse où elle a sa chambre. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, le sang de ses règles s’est tari, la honte va s’emparer d’elle à la lecture de Simone de Beauvoir – mais « d’avoir reçu les clés de comprendre la honte ne donne pas le pouvoir de l’effacer » –, elle s’oriente à tort vers un avenir d’institutrice.
De l’autre, il y a le commentaire, nombre de remarques qui éclairent le processus d’approche et d’investigation de la jeune fille. Cette démarche réflexive n’entrave pas la fluidité du texte mais, au contraire, rend d’autant plus aigu le travail de vérité. Comment ne pas être saisi par ces considérations sur la réalité du passé quand le présent apparaît parfois sans substance, incongru ? Comment ne pas être bouleversé par ces pépites où Annie Ernaux délivre le cœur de son geste : « Quel désir – qui dépasse celui de comprendre – dans cet acharnement à trouver, parmi les milliers de noms, de verbes et d’adjectifs, ceux qui donneront la certitude – l’illusion – d’avoir atteint le plus haut degré possible de réalité ? Sinon l’espérance qu’il y a au moins une goutte de similitude entre cette fille, Annie D., et n’importe qui d’autre. »
« N’importe qui d’autre » : c’est le lecteur, homme ou femme, qui assiste peu à peu à l’éclosion, après le marasme, d’un « être littéraire », « quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour ». Le lecteur, qui sort ébranlé de ce livre d’une audace extrême, liant comme jamais l’intime, l’écriture, la liberté de soi et celle des autres.