Justine Brabant : En guerre contre les clichés

Journaliste à Arrêt sur images, Justine Brabant a sillonné le Kivu, à l’est du Congo, et en livre un portrait au cœur des combattants. Un parcours peu commun.

Jean-Claude Renard  • 27 avril 2016 abonné·es
Justine Brabant : En guerre contre les clichés
© DR

Un article sur Mayotte, plongée en pleine grève générale mais ignorée des grands médias traditionnels métropolitains ; un autre sur le paysage médiatique de l’île et son tissu associatif ; un autre encore sur l’insulte d’un footballeur du PSG à l’égard de son entraîneur, sur une journaliste syrienne abattue après avoir raconté la vie sous l’État islamique à Raqqa… Ce sont les derniers articles de -Justine Brabant qu’on peut lire sur le site Arrêt sur images. La journaliste est entrée dans l’équipe de Daniel Schneidermann en 2008, au début de son aventure éditoriale. Elle a alors à peine 19 ans et entame son premier stage. Elle ne perd pas de temps, à l’évidence. La procrastination n’est pas son domaine, ni l’hésitation. Inscrite à l’Institut d’études politiques de Lille (IEP), elle signe déjà un CDI dans la foulée de son stage. Un an plus tard, elle quitte la rédaction. « C’était bien rigolo tout ça, mais il fallait quand même que je termine mes études ! », confie-t-elle. Elle n’en continue pas moins sa collaboration avec quelques piges. Elle reviendra de nouveau en CDI en 2015.

Entre-temps, ce ne sont pas les étapes qui manquent. En 2012, elle est diplômée de l’IEP. Sûre de ses goûts (et de ses dégoûts), elle entend bien être journaliste, mais sans passer par une école, refusant d’être formatée. La fille d’un employé dans l’agroalimentaire et d’une mère au foyer poursuit donc ses études avec un master articulé autour de l’analyse des conflits et de la construction de la paix. « Cela m’a permis de découvrir le monde de l’humanitaire et du développement. » En guise de stage de fin d’études, partagée entre le travail de journaliste et la recherche, elle saisit l’occasion que propose une ONG suédoise : six mois au Congo, dans la région du Sud-Kivu, pour comprendre la transhumance bovine et ses conflits. Logée et nourrie sur place, petit défraiement en sus, une dizaine de dollars par jour. C’est assez pour vivre si on n’a pas les exigences d’un expat’.

Un Congo martyrisé

Extrait « La région n’a pas connu la paix depuis le milieu des années 1990. Les organisations humanitaires estiment que le cycle de violences qui agite le Congo a causé plusieurs millions de morts, sans qu’il soit possible de les dénombrer précisément. La guerre la plus meurtrière depuis la Seconde Guerre mondiale. Ces violences ininterrompues ont provoqué un désastre économique et sanitaire sans précédent. […]

La République démocratique du Congo (RDC) compte 2,9 millions de déplacés internes sur une population totale de 60 millions d’individus. Près de neuf Congolais sur dix vivent sous le seuil de pauvreté (fixé à 1,25 dollar par jour, soir 0,90 euro). Un habitant sur cinq a accès à l’eau potable. Un tiers des enfants en âge d’aller à l’école ne sont pas scolarisés. […]

Un conflit oublié ? Pas exactement. Les États européens et les États-Unis y font assaut de diplomatie et y lancent des cortèges d’aide humanitaire. Le pays accueille depuis 1999 la plus importante mission de maintien de la paix des Nations unies du monde en termes de budget (la Monusco, dont le budget annuel était en 2014 d’un peu plus d’un milliard d’euros). […] Mais l’importance du dispositif diplomatique, humanitaire et militaire international déployé en RDC tranche singulièrement avec la connaissance que le public occidental a de ce qui s’y passe. La guerre dans l’est de la RDC n’est pas un “conflit oublié” mais, plus certainement, un conflit mal regardé. »

Entre 2012 et 2014, Justine Brabant séjourne trois longues périodes dans cette province du Congo, tout en enchaînant avec un autre master d’études africaines à l’université de Paris-I, pour asseoir ses connaissances en sciences sociales. Son deuxième séjour porte sur les alliances dans les groupes d’autodéfense, les Mayi Mayi, parfois décrits comme des guerriers traditionnels, « réputés combattre nus, armés de lances, s’asperger d’eau magique qui les protège des balles ». La troisième expérience se concentre sur le regard des groupes armés sur les humanitaires. Exercice délicat, parce qu’il s’agit là « d’aller voir un chef de guerre, au fond de sa forêt, qui vous donne un diagnostic très détaillé sur la qualité du béton qui vient d’être coulé par les humanitaires ! ». De quoi se dessaler de tous les clichés qui vous restent. D’un séjour l’autre, la jeune femme noircit beaucoup de carnets.

À l’intérieur de ces carnets, fournissant aujourd’hui la matière de son premier livre, Qu’on nous laisse combattre, et la guerre finira, somptueux tableau du Congo actuel, un -kaléidoscope de rencontres. Ici, une famille qui tente de regarder la série 24 heures chrono, luttant contre les coupures d’électricité qui creusent le suspense ; un berger devenu chef de guerre ; un médecin, figure inespérée de « Juste » dans une guerre sans héros, réparant des vagins dévastés. Là, un officier racontant, « entre deux anecdotes sur les derniers combats, comment, dans sa jeunesse, il aimait regarder “L’École des fans” de Jacques Martin ». Là encore, une infirmière qui a fui la guerre, « de l’autre côté du fusil », parcourant des kilomètres pour se nourrir. Ici, enfin, un combattant la nuit étudiant le jour, et quelques destins qui peuvent basculer à tout moment « d’un côté ou de l’autre », a fortiori dans une armée régulière (les Forces armées de la République démocratique du Congo) où l’on entre et d’où l’on sort « à sa guise ».

Des rencontres qui provoquent parfois amertume ou déception quand on découvre « les coups de bluff de certains entrepreneurs politico-militaires » ou « une paix qui devient un business », quand on observe « la compétition entre organisations pour bénéficier de fonds promis par les bailleurs internationaux ». Certes, mais cette déception, les sentiments négatifs, « on les éprouve dès qu’on lit ses premiers articles sur le Congo. On démarre avec ces sentiments mélangés, et globalement pas très heureux ni positifs. Mais il faut se nourrir d’enthousiasme ! On peut être déçu, voire très énervé, mais, égoïstement, on est aussi heureux de comprendre ».

Comprendre l’inextricable, c’est la marotte de Justine Brabant. Comprendre les réalités : ces tueries, ces viols de masse, ces enlèvements, les travaux forcés, ces enfants soldats, les poches de défense et de résistance, les descentes punitives éclair sur un territoire marqué aussi par le choléra, la tuberculose et la peste. Ces réalités si peu visibles (parce que « la guerre n’a pas besoin d’être spectaculaire pour être dévastatrice ») auxquelles la jeune journaliste a voulu se confronter. En quêtant précisément la rencontre, ouvrant « le capot pour savoir comment ça marche », dessinant ainsi le portrait d’un pays où, « à chaque épisode conflictuel, la guerre se charge de nouvelles souffrances, de nouveaux comptes à régler, de frustrations et d’aspirations renouvelées », où « les violences ne se réduisent pas à deux forces ennemies et une ligne de combat entre elles ». Comment les gens vivent-ils cela, ou comment survivent-ils à cela ? De fait, « entre les ruines, la vie continue ».

Pour comprendre, encore faut-il avoir du mollet. Du culot, un cœur vaillant, un fagot de courage. Il faut imaginer cette femme toute frêle, cette petite Blanche crapahuter aux confins des forêts luxuriantes, patauger godillots aux pieds dans les ruisseaux, s’avancer dans les fougères, les bambous, de montagne en hauts plateaux, se contenter d’un verre de vin de palme agrémenté d’insectes en surface, d’un beignet de farine de blé, chercher un toit, sortir ses ordres de mission au bon moment pour éviter le racket, avoir l’aplomb devant la trogne menaçante. Non sans risque. À vrai dire, songe-t-elle maintenant, face aux chefs de guerre, « mon physique m’a beaucoup servi. Je n’aurais jamais pu faire ce travail si j’avais été un grand mec costaud. Ça désamorce la méfiance, cette plaie congolaise, où l’on redoute d’avoir affaire à la Cour de justice internationale ou à un espion de la CIA. On vous prend alors au sérieux tout doucement, au fur et à mesure des questions. Quand on s’intéresse à ces gens, et j’espère faire passer le message, on n’a pas besoin d’être un baroudeur, d’éclabousser de courage et de “bravitude” ! Il faut d’abord beaucoup travailler en amont pour se mettre en sécurité, parce que ça n’a rien de romantique, ni d’exotique, ni de pittoresque. Or, la profession souffre du pittoresque. Il ne suffit pas d’acheter le bon casque et de courir vite dans une zone de guerre. Quand on est journaliste dans la presse écrite, il s’agit de se donner du temps et de comprendre, dans un endroit donné, qui a le pouvoir ». Sans rien enlever à la trouille, bien sûr, « sinon, ce serait le signe d’un manque cruel de lucidité !, s’esclaffe-t-elle. Il faut le dire, le crier : c’est normal d’avoir peur et, quand on n’a plus peur, il faut partir, parce que ça signifie que la vigilance baisse, qu’on est déjà trop habitué. Il faut savoir repartir ».

Avec un caractère pareil, bien trempé (tout en restant résolument discrète), Justine -Brabant aurait pu poursuivre dans l’humanitaire, au-delà des diables Vauvert. Forcément. Elle a préféré le journalisme. « J’aime bien poser des questions et avoir un prétexte pour les poser, avoir une explication pour ensuite raconter. J’ai toujours aimé produire des choses et les rendre intelligibles, réfléchir à ce qu’on fait, aux effets que ça peut avoir sur le réel, réfléchir sur ce qu’on a produit ou ce que produisent les confrères. La réflexivité, c’est nécessaire chez les journalistes quand on a le luxe de se la permettre. J’ai eu cette chance. » Pour le coup, elle n’a pas hésité à revenir à Arrêt sur images. Mais rien ne l’empêche de revivre une expérience loin des bureaux parisiens. « La Centrafrique, pourquoi pas ? » Il y a là suffisamment de matière complexe, de gens à rencontrer, d’histoires à raconter, à rendre intelligibles.

Société Médias
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