L’intellectuel français, un mythe disparu ?
L’historien israélien Shlomo Sand fustige la décadence de nos penseurs médiatiques, qui renouent avec les pires réflexes xénophobes et d’exclusion. Comme au temps de l’Affaire Dreyfus…
dans l’hebdo N° 1398 Acheter ce numéro
On sait, par ses livres qui ont si souvent provoqué de saines polémiques, combien Shlomo Sand est passé maître dans l’art de « défier les mythes ». Et d’abord, en bon « intellectuel critique », ceux qui subsistent dans son propre esprit. C’est peut-être là l’une des fonctions de l’intellectuel que de s’évertuer à douter de soi-même et de « [s’] affronter à toute espèce de tabou qui freine ou étouffe notre capacité à penser de l’avant ». Aussi, cette figure du courant des nouveaux historiens israéliens (avec Ilan Pappé, Tom Segev et Idith Zertal), dont les travaux ont justement remis en cause les mythes fondateurs de l’État d’Israël, n’hésite pas à confesser dès l’introduction de ce livre : « Il semble que la représentation romantique que je m’étais faite, dans ma jeunesse, de l’intellectuel en général, et de l’intellectuel parisien en particulier, gise emmitouflée en moi, dans les replis profonds de ma conscience. »
Ayant grandi à Jaffa dans un milieu modeste d’immigrés d’Europe de l’Est, Shlomo Sand a très tôt voulu devenir écrivain. Mais, précise-t-il, c’est à la suite de la lecture des Mandarins de Simone de Beauvoir qu’il se met à « vénérer la figure de l’intellectuel ». Bien que passionné de lecture, il devient d’abord ouvrier avant de reprendre plus tard un cursus universitaire et d’arriver, pour son doctorat d’histoire, à Paris, pour lui la « Ville Lumière » des intellectuels, où il se « frotte » aux mythes de son adolescence.
Cet essai brillant n’est pas « une énième histoire des intellectuels en France ». Il se veut davantage une critique de la figure de ces « clercs pris dans la tourmente du [XXe] siècle », à l’instar des Zola, Sartre ou Camus tant admirés dans sa jeunesse, dont Sand rappelle ici les ambiguïtés, des saillies contre la Commune de l’auteur de « J’accuse… » au manque de courage de Sartre pendant l’Occupation ou aux positions de Camus pendant la guerre d’Algérie. Il souligne ainsi qu’une grande part des intellectuels dominants pendant « l’Affaire » n’étaient pas dreyfusards et défendaient plutôt une conception ethno-biologique de la nation, excluant tous ceux qu’ils ne considéraient pas comme Français « de souche ».
Ce constat lui permet de porter une charge circonstanciée et non moins rigoureuse contre nos intellectuels médiatiques contemporains, Finkielkraut, Houellebecq, Zemmour, Bruckner, BHL ou Philippe Val, qui, venus pour beaucoup du stalinisme ou du maoïsme et passés par les affres d’un antitotalitarisme facile car bien tardif (après Orwell, Souvarine ou Castoriadis !), renouent avec les vieux démons de la xénophobie, en l’occurrence une islamophobie qui épouse l’air du temps et « stabilise l’ordre hiérarchique en place ». Soit le contraire de la fonction qui devrait être celle des intellectuels dans une société démocratique, aujourd’hui en crise.