Sa petite entreprise

Dessinateur, notamment pour Politis, Aurel dresse la chronique de la menuiserie que son grand-père a transmise à son père. Avant sa fermeture.

Ingrid Merckx  • 6 avril 2016 abonné·es
Sa petite entreprise
© Aurel/Futuropolis

Dur d’être « celui qui ne reprendra pas ». Mais la transmission a ses chemins de traverse. Aurel est devenu dessinateur, notamment dans la presse. Il ne sera pas menuisier comme son père, son grand-père, son arrière-grand-père et son arrière-arrière… Mais il prendrait bien des parts dans une coopérative avec son père, avant que celui-ci ne parte à la retraite, histoire de garder un lien avec la menuiserie familiale.

Ils en discutent dans la voiture qui les ramène d’un enterrement. Le père, Arnaud, parle à son fils du CICE, qui va le faire bénéficier d’un crédit d’impôt parce qu’il est « en entreprise personnelle ». Il lâche : « C’est pas comme ça qu’on va créer des emplois […]. Le problème au PS, et plus généralement à gauche, c’est qu’ils ne connaissent rien et ne comprennent rien à l’entreprise. »

La Menuiserie raconte l’histoire d’une petite -entreprise -familiale et sentimentale. Roman dessiné en noir et blanc, autobiographique, où Aurel se portraitise dans un cadre intime.

« La fraîche », « L’embauche », « Les cales »… Une succession de chapitres courts rythme le récit. Aurel intercale des textes nus entre les séquences : sa voix off, ses commentaires en contrechamp, les menus concoctés par sa grand-mère. « Salade verte et sa faisselle fraîche, lasagnes à la bolognaise, salade de pêches, café. » Avec ses indications sur la température, le paysage, les extraits du journal radio diffusé dans la cuisine ou dans la voiture, Aurel nous embarque presque sur son dos. Ou sur ses genoux, à bord de la camionnette Froment.

Les salariés démarrent tôt, surtout Dominique, qui fait des heures sup depuis son divorce. Il travaille à la menuiserie depuis huit ans. Aurel fait connaissance avec lui pendant un trajet. Dans la case consacrée, la camionnette -teufteufe sur un dessin de carte façon « état-major ». Puis Aurel grossit le plan et la camionnette apparaît dans une forêt, avec un petit nuage de fumée blanc à l’arrière. Ils parlent PVC et aluminium, pourquoi la menuiserie ne fabrique plus de fenêtres, comment travaillent les apprentis aujourd’hui, les pauses casse-croûte d’« avant ». Aurel est journaliste « embedded » dans sa propre histoire, sa propre famille, sa propre case.

Pleine page sur des planches de toutes tailles posées contre un mur. Avec les ombres, les reflets du soleil, les quelques copeaux par terre, on sentirait presque l’odeur du bois. Recette de tripes à la provençale. Sur les machines, les menuisiers portent des casques qui ressemblent à ceux des ingénieurs du son. Ça fait « iiiiiiiiii » en haut des cases. Et ça coupe des bouts de doigt, parfois. Suit un croquis sur le porte-outil. Risotto au safran. Puis deux dessins côte à côte comparent le bureau d’Aurel et celui de son père. Deux métiers. Deux générations. Khalid, Julien, Jacques… Et puis Madeleine, Anne, Laure et Bérénice, ces femmes qui ne sont pas dans l’atelier mais y ont travaillé ou y sont attachées.

Aurel réalise des entretiens avec chacun. Il les retranscrit en situation. Traçant leurs traits comme dans un documentaire. Sauf que, quand il présente l’un ou l’autre, il glisse des informations personnelles. Comme dans un portrait, comme pour un personnage. De fil en aiguille, son récit s’étire en réflexion sur le travail et le temps qui passe. Que veut dire travailler bien ? Exercer sa passion ? Être indépendant ? Partir à la retraite ? Hériter ?

Aurel est moins le fils du patron que le témoin privilégié d’une histoire qu’il perçoit de l’intérieur. Au cœur de l’Ardèche, du berceau familial, dans ce lieu qui fait face à la maison de sa grand-mère (qui habite en haut) et de ses parents (en bas). Sous l’œil du grand-père Marcel, mort avant de savoir que son fils allait reprendre. « Chronique d’une fermeture annoncée », sous-titre Aurel, sans nostalgie mais avec une tendresse palpable.

Littérature
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