Sur les pavés, des idées
Le mouvement Nuit debout laisse éclater son envie de déconstruire le système démocratique actuel pour laisser place à une alternative plus directe.
dans l’hebdo N° 1400 Acheter ce numéro
« Demain commence ici », « Préavis de rêve », « Le coup d’état d’urgence, c’est maintenant ! »… Artistiquement peints ou rapidement tagués, les slogans recouvrent les dalles de la place de la République. Sur les pavés, des idées, des appels au rêve qui rappellent à certains les murs de Paris en Mai 68, à d’autres l’effervescence de la Puerta del Sol en 2011. Car le mouvement Nuit debout, parti de la mobilisation contre la loi travail, a rapidement élargi ses revendications. Tous les soirs, devant une assemblée générale assise en tailleur, des intervenants évoquent le fossé grandissant entre une classe politique enfermée dans sa bulle et des citoyens dépassés par les manœuvres partisanes. Et tous les soirs l’assemblée se fait ainsi l’écho de ceux qui s’estiment dépossédés du pouvoir. Un exercice de réappropriation de la parole, pour mieux combler les failles de la démocratie institutionnelle.
Chaque jour, à 18 heures, la place se remplit. Des centaines de personnes s’installent devant deux enceintes, puis résonnent dans le micro des paroles plus ou moins mesurées, plus ou moins assurées. Certains bégaient, cherchent leurs mots ou peinent à faire porter leur voix. Mais la bienveillance générale encourage les moins hardis à l’oral. Une sorte de rite initiatique pour s’affirmer en tant que citoyen actif qui tourne parfois à la thérapie de groupe.
Du récit de vie d’un ancien qui a fait la Marche des beurs aux tirades enflammées appelant à s’unir à la lutte des cheminots en passant par des poètes téméraires et les inévitables « points techniques », les temps morts sont rares. Les mains s’agitent pour approuver un discours, des bras se croisent pour exprimer une opposition radicale à une proposition ou font des moulinets pour signifier que l’intervention est trop longue.
Au fil des mots, Nuit debout fait le procès de notre système démocratique et imagine, mine de rien, sa refondation. Car si, à l’assemblée, se déversent les paroles individuelles et collectives, tout autour on invente la politique de demain. Autour des groupes d’organisation « Logistique » ou « Action », des dizaines de commissions ont fleuri. « Éducation populaire », « Féminisme », mais aussi « Assemblée constituante » ou « Outils du pouvoir citoyen ». Il ne s’agit plus de critiquer le système, mais d’en imaginer l’alternative.
Au sommet d’un lampadaire, un carton tenu par un bout de ficelle virevolte dans le vent. En lettres capitales y est inscrit : « Cahiers de doléances ». Preuve, s’il en faut, de l’envie de révolution qui règne sur la place. Les carnets éparpillés sur la table débordent d’idées : écrire une Constitution « dont la notion d’universalisme est le fil rouge », délocaliser l’ensemble des assemblées régaliennes en province et en banlieue « afin de casser le centralisme parisianiste et les discriminations territoriales », développer les référendums d’initiative populaire… et des propositions plus triviales comme l’installation de toilettes sèches. La commission chargée de les répertorier a finalement décidé de les rebaptiser « Cahiers d’exigences », pour montrer qu’ils sont bien « dans un processus constituant où nous ne demandons rien mais prenons ».
Quelques mètres plus loin, un tableau recense les « Idées fédératrices » des citoyens pour réécrire la Constitution. Il ne reste pas blanc longtemps. On passe, on griffonne, et le débat se lance rapidement. Raphaël, étudiant en sociologie, croit en l’urgence de transformer les institutions avec le peuple, tandis que Johan, étudiant en école de commerce, défend la nécessité des outils numériques. Ce dernier expérimente cela dans son coin depuis quelques mois. « J’essaye de monter une plateforme collaborative pour réécrire la Constitution et recréer une société avec, comme base commune, le bonheur », raconte-t-il. À côté, la commission « Assemblée constituante » s’anime autour de la question du tirage au sort de ceux qui -réécriraient la Constitution. Garantie d’égalité et d’horizontalité ? « Mais ça signifie qu’on pourrait laisser quelqu’un de raciste ou d’homophobe participer, lâche une jeune fille. Moi, je ne cautionne pas. »
« Ce qui est formidable, c’est de voir un mouvement social qui transcende les revendications pour se focaliser sur la réappropriation démocratique, s’enthousiasme Philippe -Saugier, initiateur de “Nous la majorité”. C’est le résultat de la convergence des luttes. Car, finalement, ce qui réunit tous ces combats, c’est le ras-le-bol du déni de démocratie. » Comme d’autres militants de mouvements de démocratie citoyenne (voir p. 24), il observe attentivement l’évolution de Nuit debout. Et, comme d’autres, il s’interroge : qu’adviendra-t-il de cet ovni social qui veut secouer l’échiquier du pouvoir ?
Sur la place, nul ne s’aventure au jeu des prédictions. Mais il ne fait aucun doute pour chacun que cette effervescence démocratique et sociale aura un impact. Dans les urnes ou dans la rue ? Certains se prennent à rêver de l’émergence d’une force politique citoyenne aux prochaines élections. Un Podemos à la française ? « Évoquer Podemos comme l’horizon politique de Nuit debout, c’est faire preuve de paresse intellectuelle », réplique Joseph Boussion, très impliqué dans le mouvement. Pour le militant, limiter l’impact des Indignés à l’émergence de Podemos est réducteur. Et, quoi qu’il en soit, Nuit debout n’est pas une réplique retardée de la secousse espagnole : « Nuit debout, ce n’est ni les Indignés ni Occupy. Il y a un apprentissage des précédents, bien sûr, mais essayer de comparer est vain, puisque chaque mouvement est différent. »
« Si on devait penser à l’après, politiquement parlant, je pense qu’on s’orienterait plus vers les listes citoyennes qui émergent dans plusieurs villes et qui prônent souvent l’autogestion », glisse un membre de la commission « Action ». Une possibilité qui pourrait séduire Joseph Boussion, par ailleurs engagé dans des mouvements de démocratie citoyenne : « À titre personnel, je pense effectivement qu’il faudrait, à terme, une traduction électorale à tout ce qui s’exprime ici. On peut imaginer qu’une fois atteint le plafond de verre des institutions, qui limitent nos capacités d’action, on décide de bousculer ces institutions en les piratant de l’intérieur. Mais on n’en est pas là. »
Pour Geoffrey Pleyers, sociologue à l’université de Louvain, en Belgique, il ne faut pas voir Nuit debout seulement comme le résultat qu’il peut produire : « Ce qui est fort aujourd’hui, dans ce mouvement, c’est que ce sont les jeunes qui font une expérience de sociabilité politique. Résumer ce mouvement à son impact dans la politique institutionnelle, c’est rater le message fondamental disant que la politique ne se fait pas que par les élites [^1]_. »_
D’autant que, sur la place de la République, la méfiance vis-à-vis de toute récupération du mouvement à des fins électorales est prégnante. Le changement par le vote ? Beaucoup n’y croient plus. Pour eux, l’espoir est dans la rue. « Je rêve d’une Nuit debout permanente, jusqu’aux prochaines élections et au-delà », lance Antoine, occupé à installer le stand de la commission « Jury citoyen », qu’il vient de lancer. « Je préférerais que le changement soit porté par un mouvement social bouillonnant plutôt que par un parti. Que la société porte, sur toutes les places de France, une refonte des institutions et fasse pression. Quitte à ce que l’on boycotte les élections en déclarant que, tant que les règles du jeu ne sont pas justes, on ne peut pas y participer ! » Utopie ? « Sûrement, admet le quadragénaire en souriant, mais on peut toujours espérer… »
Créer un contre-pouvoir : c’était, d’une certaine manière, l’objectif de départ du mouvement, rappelle Louise, l’une de ses organisatrices de la première heure. « La question qui était posée lors de la réunion du 23 février à la Bourse du travail, d’où a émergé l’idée de Nuit debout, était : “Comment leur faire peur ?” Notre but était de générer une convergence des luttes, de créer un mouvement social puissant qui, par son existence, bousculerait les règles démocratiques. Pour moi, il s’agit plus de créer un contre-pouvoir pérenne que de prendre le pouvoir. » Le nom « Nuit debout » est à lui seul évocateur, rappelle-t-elle. Un clin d’œil à La Boétie, qui écrivait en 1548 que « les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux [^2] ».
« Aujourd’hui, il y a d’un côté les gens qui sont déjà en lutte, et de l’autre les citoyens qui sentent bien qu’il y a un problème mais ne savent pas par quel bout le prendre, note Louise. L’objectif, c’est de faire le lien entre les deux, d’inviter les citoyens à rejoindre toutes ces luttes et à se réimpliquer dans la politique, ici et maintenant, plutôt que de rester coincés dans le vote par défaut et le chantage au Front national. »
Toutefois, la jeune femme craint que Nuit debout ne s’étiole en perdant de vue ses objectifs de départ : « Depuis le 31 mars, c’est un peu chaotique. On est très contents parce qu’il y a énormément de belles choses sur la place, des gens qui viennent apporter leurs idées, partager leurs connaissances. Mais, à côté de ça, il y a des choses qui ne marchent pas. L’assemblée générale, par exemple, ne fonctionne pas comme lieu de décision, en tout cas. C’est plus un déversoir de paroles qu’un lieu de convergence des luttes. »
Louise n’est pas la seule à s’interroger. Jugées peu efficaces, sans débats de fond, trop longues, les assemblées populaires commencent à lasser. Camille, un autre initiateur du mouvement, rêve d’une AG qui ne durerait pas plus de deux heures. « Elles sont toujours intéressantes, mais je pense que c’est une erreur de dépenser autant d’énergie, explique-t-il. L’idéal serait de partir en petits groupes pour agir plus efficacement et se concentrer sur quelques grands principes, comme le respect, la répartition des richesses et la démocratie. » D’autres s’interrogent : toute parole doit-elle être traitée de la même manière ? « Quand des camarades viennent nous parler de leur combat, ils devraient avoir la priorité, car je vous rappelle que le but de ce mouvement, c’est la convergence des luttes, pas la thérapie de groupe », affirmait ainsi au micro un membre d’une commission, recueillant autant d’approbations de l’assemblée que de silences perplexes. Si certains ont plus la parole que d’autres, qu’advient-il de l’horizontalité, sacro-saint principe de l’assemblée ? Éternelles ambiguïtés démocratiques…
Pour Louise, il y a des leçons à tirer des mouvements passés. « La comparaison de Nuit debout avec les Indignés m’agace parce que, justement, on ne veut pas reproduire leurs erreurs. On ne veut pas être un gentil mouvement qui discute, on veut être offensifs. Il y a dans Nuit debout un fond de discours politique radical qui est celui des luttes sociales et de leur convergence. Il s’exprime dans les actions que l’on peut mener. » À trop parler, les « nuit-deboutistes » pourraient-ils oublier d’agir ? Certains se rappellent encore cette mise en garde lancée en 2011 par le philosophe Slavoj Žižek au mouvement Occupy Wall Street : « Ne tombez pas amoureux de vous-mêmes. Nous passons un moment agréable ici. Mais, -rappelez-vous, les carnavals ne coûtent pas cher. Ce qui compte, c’est le jour d’après, quand nous devrons reprendre nos vies ordinaires. Est-ce que quelque chose aura changé ? »
Peut-être, tout simplement, la possibilité de rêver. « Il est difficile de prédire l’avenir du mouvement, mais une chose est sûre : Nuit debout a redonné de l’espoir à des citoyens qui, jusque-là, pensaient que tout était verrouillé, affirme Joseph Boussion. C’est un moment de catharsis collective, on sort de notre torpeur. » Qui sait ce que cela peut donner ?
[^1] Voir l’entretien en vidéo sur Politis.fr
[^2] Discours de la servitude volontaire.