« Total ment, irresponsable ! »

Pendant trois jours, plus de six cents militants très déterminés ont perturbé le congrès des pétroliers offshore à Pau, promettant de multiplier ce type d’action pour sauver le climat.

Patrick Piro  • 13 avril 2016 abonné·es
« Total ment, irresponsable ! »
© Photo: Patrick Piro

Blocage du site du congrès et des hôtels où logeaient les participants, marches, chaîne humaine, exhibitions, intrusions massives, tapage nocturne, mises en scène « funèbres », slogans tagués, agitation sonore et visuelle, concert sauvage… Le Marine, Construction and Engineering Deepwater Development (MCEDD), qui rassemblait les professionnels de la prospection pétrolière et gazière en eaux profondes au palais Beaumont de Pau, du 5 au 7 avril, a été pour le moins perturbé ! Le congrès international n’aura guère connu plus de deux heures consécutives de répit en trois jours, sous le harcèlement de quelque six cents militants climatiques très déterminés, se réclamant de l’action « directe et non-violente ». La rencontre de 2005, également tenue dans la capitale du Béarn, avait été distinguée par le MCEDD comme « une des plus mémorables de tous les événements industriels ». L’édition 2016 laissera aussi un souvenir impérissable à ce club d’industriels qui cultive d’ordinaire la discrétion.

L’événement étant fermé, les militants n’en ont eu connaissance que fin janvier grâce à un informateur dont ils protègent l’identité. Dans le sillage des mobilisations citoyennes pour le climat organisées lors de la COP 21, une dizaine d’associations créent alors rapidement une plate-forme, Stop MCEDD [^1]. Objectif : bloquer la manifestation. « On n’en croyait pas nos yeux, s’indigne Txetx Etcheverry, l’un des animateurs de l’association basque Bizi !. Pour maintenir le réchauffement sous la barre des 2 °C, objectif de l’accord de Paris signé par la communauté internationale en décembre dernier, il est impératif de préparer la sortie des énergies fossiles. Au lieu de cela, le MCEDD s’active pour améliorer la rentabilité de la prospection des hydrocarbures en mers profondes ! » Pas un mot pour le climat dans le courrier d’invitation, une manière de bras d’honneur, se scandalisent les associations.

C’est une maladresse de communication, s’excusera Total, puissance invitante au congrès, auprès d’une délégation de militants conviés pour « discuter » au siège du pétrolier à La Défense, cinq jours avant le congrès. -Préoccupés, deux cadres assurent que le tir sera corrigé lors du discours d’ouverture. Pas de quoi attendrir les associations, qui répètent qu’elles visent le blocage de la rencontre.

Une petite centaine de militants, les plus décidés, n’y parviendront cependant que quelques heures, le premier et le dernier jour, après avoir débordé les forces de police pour franchir le périmètre de sécurité isolant le palais Beaumont. « À défaut, nous plongerons ce sommet dans l’anormalité pendant toute sa durée », affirme Barth Camedescasse, de Bayonne. Des grappes d’opposants se massent devant les portes et les verrières, certains s’enchaînent aux garde-corps avec des menottes ou à travers des manchons sophistiqués, retardant leur évacuation. Les forces de l’ordre répliquent avec du gaz au poivre et quelques coups de matraque. Sous les fenêtres, les slogans abreuvent des heures durant les « fossoyeurs du climat » : « Climatique état d’urgence ! », « on n’a pas de planète B ! », « sommet de Pau, solution zéro ! », « pétrole partout, avenir nulle part ! », « Total ment, irresponsable ! »

Les oreilles de l’entreprise hôte, en particulier, chauffent sans discontinuer. Txetx Etcheverry révèle que le pétrolier a signé un contrat d’approvisionnement à long terme avec le russe Gazprom pour la livraison de gaz extrait du fond de l’Arctique, en dépit de son engagement « à ne jamais explorer ni exploiter » dans cette zone écologiquement très sensible. « Nous n’avons pas menti, réplique un porte-parole de Total, tout en nous confirmant l’existence d’une première transaction. Il n’y a pas de contradiction, les ONG jouent sur les mots. »

Profitant de la confusion initiale, trois faux congressistes parviennent à se faufiler à l’intérieur pour délivrer leur message. « Certains nous ont applaudis, et sans ironie », affirme Ophélie Colomb, écologiste bordelaise déguisée en assistante de direction. Entrer en contact, confronter l’aplomb des industriels à la conviction que le dérèglement climatique impose une transition énergétique radicale : les militants, en uniforme jaune fluo « Action non-violente COP 21 » (ANV-COP 21), interpellent les costume-cravate et les tailleur-talons hauts qui croisent autour du palais. « Les scientifiques comme Jean Jouzel ont calculé qu’il faut laisser dans le sous-sol 80 % des réserves d’hydrocarbures pour ne pas risquer l’effondrement climatique, interpelle Sylvain Angerand, des Amis de la Terre. Ça ne vous touche pas ? » C’est fréquemment un mutisme pincé qui les reçoit. « On n’a pas d’avis, monsieur. »

Thomas, jeune cadre britannique, écoute avec une patience feinte Alexis lui parler d’énergies vertes. Une rangée d’opposants lui barre l’accès au palais. Il finit par faire demi-tour. « Il reste quatre-vingts à cent ans de pétrole, des technologies propres vont émerger, affirme un salarié de Total. Nous sommes de grands garçons, nous n’avons pas besoin de vous pour réfléchir à toutes ces questions. » Olivier Peyret, cadre supérieur chez Schlumberger, spécialiste de la prospection d’hydrocarbures, accepte l’échange à identité découverte. « On essaye de prendre en compte ce nouveau contexte. Mais il faudra conserver un bouquet de sources variées, le monde a encore besoin d’énormément d’énergie. Et puis par quoi remplacer l’avion ? Le vélo ? »

Scène insolite devant l’hôtel Navarre, dont une dizaine de protestataires ont bloqué les portes mercredi au petit matin pour empêcher la sortie des pontes de Total. Profitant d’une pause dans l’action, le géographe Olivier Dubuquoy, du projet Nation Océan, improvise sur le trottoir une petite conférence de climatologie à l’intention d’une dizaine de policiers attentifs.

« Je suis frappé par la détermination des militants, souligne Nicolas Haeringer, coordinateur de la branche française du mouvement 350.org de désinvestissement des énergies fossiles. Elle avait déjà dépassé toutes nos attentes dès la première matinée. Et puis ça a grossi, grossi. » Plus de six cents personnes ont répondu à l’appel de Stop MCEDD à rejoindre un « camp climat » installé sur le site proche de la dynamique communauté Emmaüs de Lescar-Pau. Une majorité de militants affiche moins de 40 ans. Une soixantaine d’entre eux se sont dits prêts à risquer « une amende, une garde à vue, voire une incarcération », à la suite d’actions certes non-violentes et maîtrisées, mais illégales.

« La situation actuelle est inacceptable, il faut mettre le paquet. Je ne supporterais pas, dans quelques années, de n’avoir rien fait », justifie Anthony Girondin, titulaire d’une licence « développement de projets », qui vient de démissionner pour s’engager deux ans auprès des mouvements climatiques.

C’est « comme la pilule rouge dans Matrix, résume Émilie, échappée de la grève à l’université Paris-8 et devenue végétarienne. La vidéo d’un activiste états-unien m’a ouvert les yeux. Voyez comment on traite l’environnement ! » Camille, interceptée lors d’une tentative d’intrusion dans le palais Beaumont, hurle contre les CRS : « On fait ça pour vos enfants aussi, et vous, vous protégez les vrais criminels, qui sont à l’intérieur ! » Diplômée d’un DUT d’animation socioculturelle, elle s’est mise depuis juin dernier à disposition « de cette force immense que représente Alternatiba ». Quelques lycéens voisins ont déjoué le dispositif de sécurité qui boucle tout le quartier pour voir de quoi il retourne. « Il y a bien plus de flics pour protéger les pétroliers que lors des manifestations contre la loi travail », s’étonne Cajou, venu avec quatre amis.

Le flop n’était pas exclu, rappelle Txetx Etcheverry. « Tout ça s’est monté en à peine plus d’un mois, et pour une mobilisation programmée en début de semaine. » Devant la dynamique, les organisateurs ont fait monter en puissance leur programme d’actions au jour le jour. Pour la clôture du congrès, un « die in » : plusieurs centaines de personnes « foudroyées » d’un coup sur la chaussée, planète devenue invivable sous une hausse des températures de 3 °C ou plus si l’on ne renonce pas aux fossiles. « 500 morts selon la police, 4 milliards selon les organisateurs », brocarde un militant, pour souligner le fossé qui sépare la perception des militants climatiques de celle des congressistes de l’autre côté des grilles.

« Un congrès dont Pau se souviendra », titrait La République des Pyrénées, à l’unisson d’une presse locale très attentive. Un bémol pourtant pour les organisateurs : la -quasi-absence de répercussion nationale pour cette mobilisation exceptionnelle « et fondatrice, appuient-ils. Après la COP 21, nous avions pris l’engagement de nous mettre partout en travers des pourrisseurs de climat pour bloquer leurs activités néfastes. Nous -faisons ce que nous disons, et sans nous cacher ».

Devant le palais Beaumont, les militants saluent la sortie des congressistes qui se hâtent vers l’aéroport. « C’est pas fini, c’est pas fini, ça ne fait que commencer ! » Prochain -rendez-vous : le 17e International Oil Summit (Sommet international du pétrole) à Paris, le 21 avril, coïncidant… avec la cérémonie d’ouverture du registre des signatures par les États de l’accord sur le climat adopté à la COP 21 ! Avant la vague « Break free », qui appelle du 4 au 15 mai à la résistance internationale pour maintenir le charbon, le pétrole et le gaz dans le sous-sol partout dans le monde. Des projets sont en préparation dans une douzaine de pays déjà, dont les États-Unis, le Canada, l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou -l’Australie. Rien en France. Pour le moment. a

[^1] #MCEDD : Alternatiba, Amis de la Terre, ANV-COP 21, Attac, Bizi !, Chrétiens unis pour la Terre, Friends of the Earth International, Nation Océan, Surfrider Foundation Europe, Village Emmaüs Lescar-Pau, 350.org.

Écologie
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