« Un parfum de passage à l’acte politique »
L’écrivaine Stéphanie Eligert participe à Nuit debout. Elle témoigne ici de l’atmosphère et des perspectives du mouvement.
dans l’hebdo N° 1398 Acheter ce numéro
C’est en témoin engagé que Stéphanie Eligert a accepté, dimanche, d’évoquer le mouvement Nuit debout, auquel elle participe. Cosignataire, aux côtés notamment de Frédéric Lordon ou d’Éric Hazan, d’un texte collectif appelant à _« sortir des limites fixées par les différentes bureaucraties [1] », elle a toutefois précisé parler en son seul nom.
Vous appeliez dans un texte collectif à « l’action de rue », l’irruption de Nuit debout vous satisfait-elle ?
Stéphanie Eligert : Ce mouvement est potentiellement extraordinaire, même s’il doit éviter beaucoup d’écueils, comme l’autocélébration : on s’émeut d’être là, mais c’est un affect sans action. À un moment, il faudra aller dans Paris, c’est évident, et notre texte appelle clairement à l’occupation de lieux de pouvoir. D’ailleurs, vendredi soir, le dernier intervenant nous invitait à ne pas demander d’autorisation et à partir tout de suite prendre l’Hôtel de ville. Nous étions tous assez d’accord, mais l’AG s’est terminée là. Non par manipulation, mais par contingence.
La contestation dépasse la loi El Khomri…
Au début, ce texte nous a tous fédérés, tellement il est irrecevable. Le détonateur était si puissant qu’il a provoqué, par « un alignement de planètes », selon la belle formule de Lordon, une accélération, une précipitation de remise en cause de la « vie capitaliste ». Et tout cela s’est passé en à peine un mois…
Cette révolte déborde-t-elle les rangs de la jeunesse ?
Place de la République, il y a majoritairement des jeunes adultes, même si beaucoup de personnes de tout âge passent sans oser encore rester. Mais le mouvement, je le sens, a la possibilité de s’élargir. Le fait que certains médias le réduisent à un « mouvement de jeunes » vise à maintenir une séparation factice entre la jeunesse et les salariés déjà pris dans l’engrenage du libéralisme. De fait, la manif du 31 mars a été différente de toutes celles auxquelles j’ai pu participer. La plupart des manifestants, dont le Mili [Mouvement inter-luttes indépendant, NDLR], ont doublé les cortèges syndicaux et leur rituel d’occupation de rue pour les reléguer en queue. Il y a eu des échauffourées le matin, mais, vers 15 heures, les jeunes insurgés se confondaient avec des femmes de 50 ans, et il s’est clairement produit dans l’atmosphère quelque chose de pré-insurrectionnel. Il faut d’ailleurs remettre en question la catégorie médiatique de la « violence ». Peinturlurer la vitrine d’une banque, est-ce vraiment violent ? Après, c’est vrai, des pavés volent…
Où en est-on des jonctions entre lycéens, étudiants, salariés, chômeurs ?
C’est timide. Le mouvement étant là depuis trois jours, les gens s’acclimatent d’abord les uns aux autres. Les connexions sont dans l’air, mais pas encore réalisées. Ma perception est peut-être un peu volontariste, enthousiaste. Car, d’un autre côté, je ne suis pas totalement optimiste quand une proportion relativement importante d’intellectuels semble distante à l’égard de ce qui se passe.
C’est-à-dire ?
Il y a une espèce de réserve, de méfiance. Je l’ai constaté samedi soir, quand Nuit debout a fait irruption à l’église Saint-Eustache durant « La nuit des débats », lors d’un échange entre Anne Hidalgo et Edwy Plenel. La moitié de l’assemblée était debout, en sympathie. Mais une autre partie – une gauche intellectuelle blanche, quinquagénaire et jouissant sans doute de bons revenus – paraissait dérangée par cette irruption. C’est peut-être qu’il y avait là ce parfum de passage à l’acte politique qu’un certain nombre d’entre eux ont voulu oublier, par intérêt, dans la structuration mondaine de leur activité.
Est-il pertinent de comparer « Nuit debout » aux Indignés espagnols ?
En assemblée, la comparaison avec Madrid a été faite uniquement pour gagner du temps, en termes pratiques. Les « Occupy », où qu’ils aient lieu, sont des outils, mais pas davantage. De plus, il y a une spécificité très forte en France, où nous sommes en plein état d’urgence, avec un problème terrible d’islamophobie. On a nos formes propres à inventer. Jeudi soir, l’AG a décidé de se renommer provisoirement « la Commune debout ». C’est donc un référent de l’histoire révolutionnaire de Paris qu’elle est allée chercher. Je comprends d’ailleurs que cela puisse effrayer, mais ce qu’on désire tous, je crois, c’est une grande rupture qui nous permette de réinventer la dimension sensible de nos existences.