Canal + et cinéma : scénario catastrophe
Canal + est le principal pourvoyeur financier des films français : la législation l’y oblige. Son retrait du paysage mettrait le secteur en grande difficulté.
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C’est le cas de le dire : depuis une vingtaine d’années, Canal + déployait le tapis rouge pour le festival de Cannes. Occupant la plage du Martinez et ses chambres luxueuses, additionnant les soirées, abritant un patio propice à négocier les contrats et à favoriser les relations publiques, recevant les stars à tour de bras dans son « Grand Journal », jusqu’à délocaliser « les Guignols » sur la croisette. Rien de tout cela cette année. Sinon la retransmission de la cérémonie d’ouverture, celle de la clôture, et une petite émission d’un quart d’heure, en crypté, en deuxième partie de soirée. Alors programmée de longue date, la quotidienne animée par Ali Baddou a été annulée. Si le partenariat avec le festival a été reconduit pour cinq années, Vincent Bolloré a imposé un régime minceur à la chaîne cette année pour cette fameuse quinzaine estimée d’ordinaire à 6 millions d’euros, et sa reprise en main n’a pas épargné la branche cinéma de Canal. Sèchement même.
En septembre 2015, il avait viré Nathalie Coste-Cerdan de son poste de directrice du cinéma. À demi-mot, certains ont jugé alors qu’elle payait la reconduction de l’accord entre Canal et l’industrie du cinéma, coûteux pour la chaîne, puisqu’il s’élève à près de 200 millions d’euros par an, sur cinq ans, la chaîne ayant l’obligation (depuis sa création) de consacrer 12,5 % de son chiffre d’affaires au préachat de films, dont 9,5 % dédiés à des longs métrages d’expression française et privilégiant la diversité de la création. Nul doute que le milliardaire breton veut revoir à la baisse ces accords historiques. C’est ce qu’il avançait le 17 mai dans Les Échos, estimant que Canal « sera sauvé sous réserve des accords prévus et des économies à faire ».
Le Festival de Cannes a été l’objet d’interrogations. Dans les têtes a circulé la menace Bolloré. Du côté des producteurs, on prend cette menace d’une fermeture de la chaîne très au sérieux. Parce que le cinéma français est encore largement financé par les télévisions. Le montant global est estimé à environ 400 millions d’euros. Canal + représente donc la moitié de ce financement. Les conséquences d’une fermeture de la chaîne, premier bailleur de fonds, sont perçues comme un cataclysme. Qu’on en juge : en 2015, la chaîne a préacheté 128 films, contre 135 pour l’ensemble des autres chaînes (TF1, France Télévisions, Arte, TNT, etc.). La balance penche nettement d’un côté, sachant que Canal vit sous un régime particulier : à la différence des autres chaînes, elle n’a pas de parts de recettes sur les films. « C’est dommageable, dit Marie Masmonteil, productrice et présidente du Syndicat des producteurs indépendants (SPI), mais c’était la contrepartie pour une autorisation d’émettre. Si tout s’arrête aujourd’hui, il y aura certainement beaucoup moins de films, et l’on devra trouver d’autres mécanismes de financement. » Et ça, personne n’y est préparé.
Sous couvert d’anonymat, d’autres producteurs tirent le signal d’alarme. « Canal a aussi des obligations sur des films à petit budget, en dessous de 4 millions d’euros, souligne-t-on, des obligations réservées aux premiers et deuxièmes films. Si l’on arrête ça, c’est évidemment un frein à la production. C’est donc un enjeu essentiel. » A fortiori si le budget cinéma est assis sur un chiffre d’affaires (et donc le nombre d’abonnés) ou dépend de lui : si celui-ci baisse, le budget baisse. C’est mécanique.
À vrai dire, dans le pêle-mêle des scénarios, ce qui inquiète les producteurs, c’est un possible « dégroupage ». À savoir la perspective d’une chaîne non plus généraliste comme aujourd’hui, mais déployée en un bouquet de chaînes thématiques. Où l’on retrouverait séparément le sport, le cinéma et la fiction (c’est-à-dire les séries et les téléfilms). Chaque genre dans son coin, avec une offre forcément ciblée et non pas groupée. Avec un impact direct sur le financement du cinéma. « On est entre les mains de Bolloré », relève un producteur.
Imaginons une offre nourrie sur le sport, adossée à BeIn Sports, à un autre prix, plus bas que celui de l’abonnement actuel à une quarantaine d’euros par mois… Pour l’abonné ciblé, le calcul est vite fait. Cette perspective est parfaitement envisageable. Idem pour une offre qui serait ciblée sur les séries, attirant aussi nombre d’abonnés. C’est, pour beaucoup, plus qu’une hypothèse. « On doit envisager le pire, soupire un producteur. Il faut imaginer que, dans trois ou quatre ans, Canal ne sera plus là. Du côté de Vivendi, ce n’est même plus une stratégie cachée. Elle est claire. »