Ces black bloc qui ne veulent pas être que des «casseurs»
Groupe organisé ou expression d’une colère spontanée ? Les black bloc contestent être étrangers à la masse des manifestants.
Ils sont des centaines et appellent Paris à « se soulever ». Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Visages cachés et vêtements noirs, ces militants réunis en dehors de toute organisation politique ou syndicale forment le «black bloc». Une technique de manifestation qui pratique l’action directe de façon autonome, et qui a objectif de « combattre le système capitaliste et ses représentations ». Mobilisés contre les violences invisibles du système politique et économique ou la répression policière, ces manifestants disent vouloir instaurer un « nouveau rapport de force face aux boucliers de l’État ». Le principe de base ? Ne pas être reconnu, ni même identifiable.
Sensibilisés ou non à ces pratiques, ils sont de plus en plus nombreux. Eux, prétendent rencontrer le soutien des manifestants. Mais beaucoup jugent au contraire que leur violence, surexploitée il est vrai par les médias, effraie et démobilise.
Le black bloc, «c’est difficile à définir»
D’après Quentin, futur enseignant habitué des black bloc, les «casseurs» ne sont ni plus ni moins qu’une «catégorie de personne inventée par les pouvoirs politiques». Une définition qui permet selon lui «de trier les gentils et les méchants manifestants : les gentils, pacifiques, sont légitimes. Les méchants, ceux qui ne respectent pas les codes de manifestations imposés par le pouvoir politique, sont illégitimes ». Une construction politique à l’origine de nombreux fantasmes :
Souvent les gens imaginent qu’on est une secte avec des camps de combats et des chefs. Leur but c’est de donner aux gens l’impression qu’une personne lambda ne peut pas manifester de cette façon là d’elle même. Ou bien que si elle le fait, c’est qu’elle est embrigadée.
Même agacement pour Fredo, étudiant en sciences humaines, qui présente le black bloc comme un rassemblement auto-organisé où «tout se décide extrêmement rapidement, sur le tas, sans ordre établi par avance»…
Maître de conférences à la faculté de droit de Cergy-Pontoise et chercheur au CESDIP-CNRS en droit, Olivier Cahn insiste sur cette désorganisation revendiquée qui habite le «bloc noir» : «Ce sont des groupes difficiles à structurer puisque la plupart d’entre eux sont des autonomes qui contestent l’idée même d’organisation sociale et politique et qui fonctionnent par différents petits groupes affinitaires. Des groupes qui ne se connaissent pas forcément entre eux». Une stratégie qui permet d’agir en dehors de tout rapport hiérarchique et dont l’apprentissage des codes s’effectue entre «camarades de lutte», au fur et à mesure des manifestations.
Ce désordre volontaire décrit par le chercheur résulte, d’après Quentin, d’une politique de protection basée sur l’anonymat. «On ne prévoit jamais nos coups et on ne se connaît pas trop les uns les autres. L’idée c’est que moins tu en sais sur moi et sur ce qu’il va se passer, mieux c’est. Comme ça, si tu te fais choper, tu ne pourras rien balancer.»
«L’immense majorité des personnes du black bloc viennent de nulle part», confirme Fredo. C’est ce qui rend le black bloc difficile à définir, puisqu’une partie de ces gens ne cassent rien mais souhaitent tout simplement témoigner de leur solidarité en y prenant part», à visage couvert, ou non.
Pour casser le système, «il faut l’empêcher de marcher»
Nourri par un discours issu des mouvances libertaires et anarchistes, le black bloc n’exclut pas le recours à la violence, sans pour autant le rendre systématique. « Même pour les moins politisés, je pense que rejoindre le black bloc est une façon de montrer son anti-conformisme. Cela passe aussi par les manifestations sauvages, les occupations, le sabotage, et le blocage de l’économie», explique Fredo.
Mais dans le cortège parisien du 12 mai, alors que les premières grenades lacrymogènes sont lancées par les CRS, Léa s’interroge. «Je suis pour l’auto-organisation, mais je ne suis pas vraiment d’accord avec le black bloc. Je pense que leur façon de faire ne correspond pas à la meilleure stratégie à adopter aujourd’hui», juge la jeune femme. En réalité, Léa pense que le mouvement n’est pas encore assez massif pour que la question de la violence soit correctement posée, et regrette que l’espace médiatique soit réservé à ces affrontements – sans que le pourquoi de ces violences soit véritablement traité. Mais si le black bloc prend autant d’importance, « c’est aussi, dit-elle, que les gens répondent à la répression et prennent conscience que les CRS sont les bras armés de l’État ».
Afin de témoigner de leur solidarité envers tous les manifestants, y compris ceux pratiquant le «black bloc», des étudiants de Paris 8 ont récemment décidé de se déclarer «toutes et tous casseurs» lors de cette manifestation en y défilant muni d’une banderole.
Nous avons voté à Paris 8 de ne pas nous désolidariser des différentes pratiques de lutte et choisi de montrer que la séparation qu’effectuent les journalistes entre les «casseurs» et les manifestants pacifistes ne sert qu’à nous diviser. La répression a également fait la preuve que nous sommes toutes et tous susceptibles d’être victime des violences policières. De plus, cette volonté de solidarité a été appuyée par la Coordination Nationale Étudiante.
Des attaques symboliques
«Les manifestants du Black Bloc ne font pas n’importe quoi, assure Olivier Cahn. Ils ne s’attaquent qu’à des cibles symboliques, c’est à dire aux forces de l’ordre – pour contester le monopole d’État du recours à la force et sa capacité à maintenir l’ordre – et aux incarnations du système capitaliste mondialisé comme les banques ou les franchises internationales ».
En effet, si le black bloc n’est pas toujours violent, selon Fredo, il doit en revanche être capable «d’intimider» et «d’imposer un rapport de force» : «Casser des biens matériels, ce n’est pas violent pour moi. Ce qui compte c’est de viser ce qui est symbolique et qui représente le système». Les banques, les assurances, les lieux de pouvoirs apparaissent donc comme des cibles privilégiées à ses yeux.
Mais les dégâts n’ont pas été que matériels, et de nombreux contestataires ont été blessés au cours des différentes mobilisations. Si Fredo ne souhaite «évidemment ne pas mettre en danger les autres manifestants», « les gens qui sont au black bloc ou le suivent doivent s’attendre à des heurts avec les CRS». Favorable à une « insurrection qui ne serait pas armée », l’étudiant croit pourtant que «la chance de notre époque est de pouvoir faire une révolution sans mort» :
Il faut que quelque chose empêche ce système de marcher, qu’il s’écroule. L’émeute ou l’insurrection n’est violente que si nous avons des flics en face de nous venus pour défendre les donneurs d’ordre et les lieux symboliques. En tant qu’anarchiste, je conteste toutes les formes de pouvoirs attribuées par l’État, dont ceux qui sont octroyés à la police.
Si, il y a plusieurs semaines, Fredo déclarait n’avoir jamais rien cassé, l’annonce du 49-3 a changé la donne. «J’ai eu un moment de rage et j’ai lancé des trucs», raconte le jeune homme, qui voit là une réponse aux violences quotidiennes et silencieuses vécues dans notre société.
C’est cette même rage qui anime Quentin quand, lors de son premier «black bloc», il croise le restaurant d’une chaîne américaine de fast food dans lequel il avait travaillé quelques années auparavant. Licencié après plusieurs mois de travail parce qu’il ne respectait « pas assez les cadences», l’étudiant raconte s’être «défoulé» sur la vitrine en pensant à son ancien manager. Mais, concernant les violences physiques pratiquées par les manifestants du black bloc contre les forces de l’ordre, Quentin préfère être clair: «Certes un flic a été gravement blessé, mais de l’autre côté, il y a aussi un mec qui a perdu son œil à Rennes. On parle de rapport de force sauf que la légitimité de la violence est accordée à l’État. Les CRS peuvent être violents, pas nous». Une symétrie revendiquée sans véritable désaveu de l’agression contre un policier lors de la manifestation du 3 mai à Nantes. Une affaire qui pourrait conduire l’un des manifestants devant la cour d’assises pour « tentative d’homicide sur personne dépositaire de l’autorité publique ».
Manifestants VS black bloc : «une coupure artificielle»
«Aujourd’hui la coupure entre les «casseurs» et le reste des manifestants est artificielle», analyse Cédric Moreau de Bellaing, maître de conférence en sociologie du droit et en science politique à l’École Normale Supérieure. Pour Quentin aussi, le changement est évident : «Avant dans les manifestations, le black bloc était clairement identifiable, explique-t-il, depuis la loi El Khomri, il y a un phénomène nouveau. De plus en plus de gens nous rejoignent pour manifester et tu vois bien qu’ils ne sont pas habitués. Ils sont sapés n’importe comment et ont des gestes maladroits». De quoi remettre en question «la professionnalisation des casseurs» souvent relayée par les médias ces dernières semaines.
La répression policière, ciblant arbitrairement les manifestants, conduit aujourd’hui ces derniers à s’équiper : masques, foulards, K-way ou lunettes de piscines. Difficile pour les forces de l’ordre de savoir qui est qui. Une indistinction renforcée, parfois, par une forte solidarité entre les manifestants et le black bloc : «Dès qu’on doit décoller des pavés ou se changer parce que ça chauffe, des manifestants nous couvrent. Ils forment un cercle autour de nous en lançant quelques slogans pour nous cacher». Plus les différentes catégories de manifestants se mêlent, plus leur identification est difficile. Le but pour Quentin ? «Construire une molécule de manifestants différents mais soudés pour que tout l’arsenal politique ne suffise pas à nous désolidariser».
Olivier Cahn avance l’hypothèse que la présence du black bloc dans les manifestations contre la loi travail est révélatrice de l’impopularité du gouvernement : «Historiquement, le black bloc n’intervient que lorsque qu’il sent que les populations ordinaires vont pouvoir s’allier à lui. En ce qui concerne les dernières manifestations, les autonomes ont identifié que la faiblesse du gouvernement Valls était suffisante pour que le reste de la population, qui a elle aussi atteint un niveau d‘exaspération suffisant, se rallie à sa cause. On parle alors de jonction des luttes». Un terme très en vogue aujourd’hui qui rappelle notamment le leitmotiv des Nuit Debout : la convergence des luttes.
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