« Elle », de Paul Verhoeven ; Mon palmarès idéal
Quel bonheur de terminer la compétition avec Elle, le premier film tourné en France du réalisateur néerlandais Paul Verhoeven, dont la carrière a fait un détour, pendant 15 ans, par les Etats-Unis (Total Recall, Basic Instinct…) ! Elle enchante non seulement parce qu’Isabelle Huppert, en personnage tout en ambigüité et perversité, est magistrale, parce qu’y sont à l’œuvre un humour noir et une ironie assassine, mais aussi parce que l’imagination du spectateur y est sollicitée, loin de ces films peu confiants dans l’intelligence de celui qui regarde. Comme le dit le cinéaste, maître en la matière, dans le dossier de presse : « Quand on manie l’ironie, il faut jouer avec les nuances et le doute, ne jamais jeter une interprétation au visage du spectateur ».
Qui est « elle », Michèle ? Une femme aisée, vivant seule dans une maison d’un quartier résidentiel, directrice d’une société de jeux vidéo, peu maternelle avec son grands fils (Jonas Bloquet), réduit à travailler dans un fast-food, et revêche avec sa mère (la grande Judith Magre). Elle est la fille d’un homme toujours en prison pour avoir exécuté des enfants dans les années 1970 – un « montre », comme le dit sa fille qui, au moment de cette affaire, avait 10 ans.
D’emblée, Michèle est violée par un type encagoulé, qui la surprend chez elle. Mais, bien qu’affectée, elle ne réagit pas comme tout le monde. Non seulement elle ne veut pas avoir affaire à la police ni aux journalistes, qu’elle a trop connus quand elle était petite. Mais elle va introduire une sorte de jeu dangereux avec son agresseur une fois qu’elle saura qui il est.
Si dans un premier temps le mystère plane sur l’identité du violeur, l’enjeu du film n’est pas exactement là, mais plutôt dans la manière dont Michèle entretient ses relations familiales et sociales. Avec son amie et associée Anna (Anne Consigny) et le mari de celle-ci (Christian Berkel), dont Michèle est la maîtresse quand cela l’arrange ; avec son ex-mari (Charles Berling), et sa nouvelle petite amie (Vamala Pons), avec ses voisins Patrick et Rebecca (Laurent Laffite et Virginie Efira) ou avec ses salariés. Avec tous, Michèle se conduit sans tact, comme une peste, laissant libres les pulsions que d’habitude on retient – les mesquines vengeances, les vérités douloureuses… Sur le visage de Michèle/Isabelle Huppert, une somme d’expressions piquantes : le contentement sarcastique, la passivité diabolique… Mais le cinéaste nous fait grâce des explications psychologiques. Quelles traces ont laissé les événements vécus par Michèle enfant qui justifieraient un tel comportement – et qui déclenche un rire libérateur chez le spectateur ? Rien n’en est dit. Ce qui n’empêche pas les allusions plutôt hétérodoxes sur la transmission, qui n’est pas la spécialité de la famille, dont le dernier avatar est d’ailleurs le nouveau-né que le fils de Michèle a avec sa petite amie (Alice Isaaz) – un bébé de peau noire, qui de toute évidence n’est pas de lui…
Quant à ce qui se noue entre Michèle et son violeur, le cinéaste en dispense quelques indices avec le jeu vidéo en cours d’élaboration dans sa société : des images violentes, qui induisent une suite de défis toujours plus périlleux. Les affrontements qui s’instaurent entre eux sont du même type, oscillant entre danger mortel et plaisir sexuel masochiste. Comme dans le jeu vidéo, les deux personnages sortent alors de la « réalité », les coups portés, fracassants, ne leur laissent que quelques traces bénignes. Tout est affaire de projection, de manipulation. En même temps qu’ils remplissent l’écran, les corps deviennent des abstractions. Elle est aussi une expérience de distanciation.
L’amoralité de Elle ne débouche sur aucun éloge douteux, sinon qu’elle produit un effet jubilatoire total. A partir d’un roman médiocre, Oh…, de Philippe Djian, Paul Verhoeven réalise une œuvre gorgée d’incertitudes nécessaires, celles que le cinéma dissémine quand il est grand.
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Le festival s’achève. Voici, avant la remise des prix ce soir, ma palme et mon palmarès – ce petit jeu toujours très couru sur la Croisette.
Palme d’or
Toni Erdmann, de l’Allemande Maren Ade. C’est la seule grande révélation de ce festival, avec un film d’une liberté totale, où le comique fortifie l’émotion.
Grand Prix
Ex-aequo : Paterson, de Jim Jarmush et Elle, de Paul Verhoeven. Deux œuvres absolument différentes, fortes, de deux cinéastes confirmés.
Prix du jury
Rester Vertical, d’Alain Guiraudie. Un film qui prend des risques, frontal, existentiel.
Prix d’interprétation féminine
En donnant la palme d’or à Toni Erdmann, je prive son actrice principale, Sandra Hüller, du prix d’interprétation, alors qu’elle le mériterait amplement. Isabelle Huppert, ce n’est pas une découverte, est une actrice hors norme, et le prouve encore chez Paul Verhoeven. Mais je distinguerai Sonia Braga, pour son interprétation merveilleuse dans Aquarius, du Brésilien Kleber Mendonça Filho.
Prix d’interprétation masculine
Fabrice Luchini ayant été distingué à la Mostra l’an dernier, ce serait peut-être beaucoup pour un seul homme, même si, dans Ma Loute, il est non pas cabot comme d’habitude mais totalement fou. Du coup, j’attribuerai ce prix à l’acteur australien Joel Edgerton, l’interprète de Loving, de Jeff Nichols, pour sa sobriété, sa capacité à faire passer une sensibilité à vif derrière des attitudes frustres, et pour son physique de redneck qui correspond davantage à un personnage raciste alors qu’il vit parmi les Noirs et est amoureux d’une des leurs.
Prix de la mise en scène
Sieranevada, du Roumain Cristi Puiu. La réunion d’une grande famille à l’occasion de la mort du père âgé dans un appartement aux pièces étroites dont la caméra du réalisateur ne sort quasiment pas. Et dans cet espace confiné, Cristi Puiu met en scène avec beaucoup de brio des batailles rangées.
Prix du scénario
Baccalauréat, du Roumain Cristian Mungiu. Des dialogues finement écrits non psychologisants, des situations qui finissent par étouffer des personnages qui depuis longtemps ne rêvent plus de jours meilleurs.
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