Et si Canal + disparaissait ?

Alors que Vincent Bolloré menace de fermer la chaîne, retour sur une antenne qui a œuvré pour le meilleur. Et le pire.

Jean-Claude Renard  • 25 mai 2016 abonnés
Et si Canal + disparaissait ?
© JACQUES DEMARTHON/AFP

C’est le 21 avril. Et l’heure de rendre des comptes aux actionnaires pour le groupe Vivendi. Président du conseil de surveillance, Vincent Bolloré annonce la couleur à l’Olympia. L’année est mauvaise, avec 400 millions de pertes annoncées pour 2016 du côté de Canal +, sur sa seule activité française. Mais on se veut rassurant : la chaîne cryptée ne mettra pas « indéfiniment la main à la poche ». Au besoin, « on coupera le robinet », souligne le milliardaire breton. La menace est lourde de scénarios.

En cause, notamment, dans un contexte concurrentiel vif, la baisse des abonnements. Selon le site Les Jours, Canal + aurait perdu 200 000 abonnés au premier trimestre 2016. La chaîne enregistre 381 000 désabonnements contre 185 000 nouveaux abonnés sur la même période. En 2015, point de départ de l’hémorragie, 405 000 abonnés avaient déjà rendu leur décodeur. À ce rythme, le nombre de désabonnements pourrait bientôt atteindre 800 000. C’est beaucoup au regard des 7 millions d’abonnés recensés.

En conséquence de quoi, les réductions seront drastiques. On l’a observé nettement au Festival de Cannes, avec une couverture a minima. Dans le même esprit d’économie, le groupe a laissé circuler l’hypothèse de la vente de sa chaîne d’info en continu, i-Télé, avant de revenir en arrière. Ces transactions financières et réductions budgétaires ponctuent une année de reprise en main musclée de la part de Vincent Bolloré, avec des évictions à la pelle. À commencer par Rodolphe Belmer, directeur général du groupe, puis Ara Aprikian, patron des chaînes en clair (D8, D17 et i-Télé), Thierry Langlois, directeur des antennes, Alice Holzman, directrice de CanalSat ; à peine plus tard, Bertrand Méheut, président du directoire, Céline Pigalle, directrice de la rédaction du groupe, ou encore Nathalie Coste-Cerdan, au cinéma. Motif de cette charrette : les synergies.

Mais Vincent Bolloré n’a pas seulement coupé les têtes. Il s’est aussi chargé des programmes. « Les Guignols de l’info », d’abord, émission constitutive de l’identité de la chaîne, en écartant tous leurs auteurs, remplacés par des novices, sans le mordant habituel, dans une version lisse qui ferait presque regretter le « Bébête show », et diffusée en crypté. En imposant ensuite un jeu de chaises musicales (Maïtena Biraben à la place d’Antoine de Caunes au « Grand Journal », par exemple). Résultat : les audiences ont chuté depuis la rentrée. 640 000 téléspectateurs de moins, en moyenne, pour le « Grand Journal », qui paye sans doute le report des « Guignols » en crypté ; et 535 000 fidèles de moins pour le « Petit Journal » ; 329 000 pour « le Supplément » ; 130 000 pour « Salut les terriens »…

Dans l’ensemble, les programmes en clair approchent une baisse de 50 % d’audience. « Toutes les décisions prises, de manière décomplexée, par quelqu’un qui se croit le roi du monde, sur des émissions emblématiques se révèlent catastrophiques, note Jean-Baptiste Rivoire, rédacteur en chef adjoint de la case « Investigation », délégué CGT. Des “Guignols” à l’investigation, ça agit forcément sur le comportement des téléspectateurs et des abonnés, qui ne sont pas dupes et n’ont pas envie de soutenir une chaîne qui a perdu sa liberté. »

Aujourd’hui, c’est à Yann Barthès de quitter le navire. Arrivé en 2011, son « Petit Journal » oscille entre 1,1 et 1,4 million de téléspectateurs. L’émission avait fini par imposer son impertinence, affichant son ironie, décryptant les travers des communicants et des politiques. Bien inscrite dans l’esprit de la maison Canal. Récemment, elle dénonçait le mensonge dans la fabrication du clip du parti d’Emmanuel Macron. On sait que Barthès était sur la sellette. Les liens étaient rompus avec la direction. L’animateur a choisi de partir. À TF1 ! C’est dire le malaise. L’émission pourrait se poursuivre néanmoins, « rénovée » annonce-t-on. Gageons que la prochaine version sera aussi light que le sont devenus « les Guignols ».

Maintenant, que reste-t-il de l’ADN de la chaîne ? « Le Zapping », créé en 1989, subtil décryptage de l’actualité, reflétant une société hystérique devant l’info et le spectacle, minée par le flux des images. Faisant largement l’écho de la censure exercée au sein de la chaîne, notamment avec le doc sur le Crédit mutuel, partenaire de Vivendi, « le Zapping » ne tient plus qu’à un fil.

Autre élément majeur, « Groland », transposition satirique de l’actu française et internationale dans un petit territoire imaginaire, férocement incorrect, qui ne se prive pas ces derniers mois de caricaturer le patron de Vivendi. Finalement, si « Groland » dure encore, c’est probablement parce que la direction ne sait toujours pas ce qu’est cet ovni télévisuel. À vrai dire, l’émission est en sursis depuis sa création, voilà vingt-quatre ans ! Mais elle pourrait bien se retrouver en crypté à la rentrée, ou supprimée, comme « le Zapping ».

En interne, c’est aujourd’hui l’omerta. Personne ne veut s’exprimer. Tout est consigné, le moindre mot de travers sent le licenciement, avec un chèque pour acheter le silence. « C’est comme si on avait changé de boîte, dit un employé, avec des responsables issus du marketing, sans état d’âme. » Ce qu’on regrette, surtout, c’est le fameux « esprit Canal ». Qui faisait qu’on laissait « un temps de maturation » à l’inventivité. Les « Guignols » et « Groland » se sont faits en cinq ans, presque autant pour Omar et Fred, comme pour Yann Barthès. « Tout cela était suivi lentement, ça mûrissait », explique une ancienne salariée de la chaîne. « Cette boîte s’est aussi bâtie autour de gens qui ne venaient pas de la télévision, à l’exception d’Alain de Greef ou de Pierre Lescure, ça se passait par cooptation, par affinité culturelle. Aujourd’hui, l’enjeu est devenu industriel, surtout pas culturel. »

« Groland » et le « Zapping » qui risquent de s’effacer, « les Guignols » qui sont de pâles copies de leurs aînés, Barthès qui s’en va du « Petit Journal ». Auparavant, il faut se souvenir des Deschiens, puis de « Bref »… Liste non exhaustive. Pur jus Canal +. Alors, Bolloré voudrait-il tuer l’esprit Canal ? « La direction est maintenant prise », se vante Bolloré. On ne peut mieux dire. Au vrai, voilà quelques années que la chaîne a perdu de son inventivité, de ses prises de risque et de son esprit sarcastique. L’esprit Canal, c’est aussi « le Grand Journal », où se sont agités des provocateurs en peau de lapin, déminant toute véritable subversion, entre complaisance et arrogance, des émissions dominées par l’impératif de rigolade, ne remettant surtout pas en cause le pouvoir, décrédibilisant au bout du ricanement, devant chaque élu invité en plateau, le discours politique. Soit une « machine à laver le cerveau », estime Ollivier Pourriol, chroniqueur littéraire de l’émission durant la saison 2012-2013, percevant la chaîne comme celle d’« inventeurs associés au capital, dans un univers sclérosé ». C’est toute l’ambiguïté de Canal. Le meilleur et le pire.

Maintenant, Vincent Bolloré brandit la menace de fermeture de la chaîne. Après le coup de balai, le coup de bluff ? « Ce déficit affiché est foireux, estime Jean-Baptiste Rivoire. Canal est largement bénéficiaire, notamment en Afrique. Parce que Canal, ce sont plusieurs entités. Fermer le robinet, c’est une manipulation mentale. » Mais que pourrait-on regretter qui n’existe déjà plus ? La chaîne n’est-elle pas plutôt prisonnière de son passé ? Plus vraiment propriétaire de la dérision, elle est dépassée par ce qui se produit sur Internet. Cependant, s’il voulait en effet fermer le robinet, Bolloré ne s’y prendrait pas autrement : affaiblir le programme en clair pour le supprimer ou le réduire a minima. À court ou moyen terme, c’est cousu de fil blanc. Bolloré a prévenu : « Il n’y a pas une seule chaîne payante au monde qui ait des tranches en clair. » Trente ans durant, ces programmes se voulaient une vitrine, drainant publicités et abonnements. Ce n’est plus le cas. D’autant que les deux piliers de la maison, le cinéma et le sport, auxquels s’ajoutent les séries (Engrenages, les Revenants, Versailles, le Bureau des légendes, etc.) sont maintenant en concurrence avec Netflix et BeIn Sports.

Surtout, relève Jean-Baptiste Rivoire, « on observe que, sur une année de massacre de l’indépendance éditoriale, on a entendu une fois, à l’automne, Fleur Pellerin dire qu’elle n’avait pas d’éléments sur la censure à l’antenne et Bernard Poignant, un proche, soutenir Bolloré dans le mag “Complément d’enquête”. En somme, on est dans un pays où l’on peut détruire la liberté éditoriale d’un grand média national, avec un silence abyssal de la majorité gouvernementale. Il n’y a aucune voix pour s’élever contre un démontage méthodique de la liberté d’expression ». En attendant, Bolloré a mis un pied dans les Télécoms en acquérant Telecom Italia. D’aucuns pensent que, face à la puissance de SFR (Patrick Drahi), son objectif est de racheter Orange. Parce que l’enjeu aujourd’hui est bien celui des télécommunications. Sans doute pas les programmes en clair de Canal + en France, le cadet de ses soucis.

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Que reste-t-il de l’esprit Canal ?
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