La diversité s’invite sur scène
Créé en mars 2015 par une vingtaine d’artistes et de responsables de lieux culturels, le collectif Décoloniser les arts milite pour une culture représentative de la population française.
dans l’hebdo N° 1402 Acheter ce numéro
Près de cent cinquante artistes et professionnels de la culture étaient rassemblés samedi 23 avril dans le hall principal du Théâtre de Chaillot. Non pour riposter contre le projet de réforme de l’assurance chômage, mais pour revendiquer une meilleure représentation des populations non blanches dans le secteur culturel français. « Nous sommes là où nous voulions être. Chaillot est pour nous le symbole d’un milieu culturel que nous souhaitons davantage ouvert à toutes les identités et tous les récits qui composent la société française », déclare la dramaturge, metteuse en scène et poétesse guadeloupéenne Gerty Dambury, lançant un regard satisfait en direction de la tour Eiffel, bien visible à travers la grande baie vitrée du théâtre.
Retenue par d’autres impératifs militants, la politologue Françoise Vergès, présidente du collectif Décoloniser les arts, à l’origine de cette rencontre, n’avait pas d’inquiétude à avoir. Avec neuf des membres fondateurs, l’ambition de l’association fondée en mars 2015 par une vingtaine de personnalités du milieu de la culture a été très bien représentée. Avec rigueur, réflexion et enthousiasme.
Rien n’était pourtant gagné d’avance. Pour preuve, l’intervention furtive du seul employé du théâtre présent ce jour-là, avant le début de la rencontre. « Le directeur a longtemps hésité avant d’accepter d’ouvrir ses portes à cette réunion », a-t-il dit sans plus d’explication, avant de s’éclipser. Nul besoin de préciser que le Théâtre de Chaillot est exemplaire de la situation dénoncée par le collectif. Le seul fait que ce lieu accueille sa première réunion publique justifie la pertinence et l’efficacité de l’action menée jusque-là.
Animée par l’auteur et journaliste Marc Cheb Sun, la rencontre a débuté par un exposé de la genèse du collectif. Au départ anonymes, puis révélés au compte-gouttes au fil d’interviews, les membres de Décoloniser les arts se sont fait connaître en février par la rédaction d’une charte adressée à plus de trois cents directeurs de théâtres, festivals et lieux culturels français. « Nous savons que les questions de visibilité des minorités sont sensibles et qu’elles peuvent susciter un rejet brutal. Ces enjeux sociétaux majeurs sont fragiles car ils ont à voir avec l’histoire de France, avec la difficulté à instituer une mémoire partagée entre ceux qui se sont un jour affrontés, et l’on sait que la culpabilité occidentale est un obstacle difficile à dépasser », y lisait-on par exemple. Suivait un questionnaire détaillé qui invitait chacun à examiner en détail ses propres pratiques. De la composition des équipes -permanentes à celle des compagnies programmées, en passant par les récits portés sur scène.
Reste que les retombées de cette action sont difficiles à mesurer. « Si seuls deux directeurs de théâtre nous ont répondu, il est probable que nous voyions apparaître à la rentrée prochaine des signes de la bonne réception de notre message », affirme David Bobée, directeur du centre dramatique national (CDN) de Haute-Normandie. Selon lui, « l’institution n’est pas mauvaise en soi. Elle peut tout à fait porter une culture conforme aux principes que nous défendons au sein du collectif ». Si certains membres de Décoloniser les arts défendent une réinvention des marges en vue d’obliger le CDN à se renouveler, la plupart partagent l’opinion de David Bobée, dont le travail de qualité mené depuis 2013 prouve le réalisme. Selon l’expression de la metteuse en scène Eva Doumbia, il s’agit d’« inviter à la fête du théâtre et des arts ceux qui en sont d’habitude exclus. 30 % de la population française est non blanche : il est logique qu’il en soit de même sur la scène artistique ». Cela dans toutes les disciplines, et pas seulement en musique et en danse, où les artistes « racisés », selon le lexique établi par le collectif, sont plus facilement acceptés que dans les arts qui engagent la parole. La polémique suscitée l’an dernier par l’Othello monté par Luc Bondy avec -Philippe Torreton est emblématique de cette situation.
Pour œuvrer à cet objectif, le collectif bute hélas sur un obstacle : l’interdiction en France des statistiques ethniques, qui, selon Françoise Vergès et ses collègues, seraient un précieux outil pour documenter les failles énoncées par le collectif. Ils ne désespèrent pas pour autant. « Nous saurons trouver nos outils », assure Gerty Dambury. En fin de réunion, un slameur a émis des doutes. « Encore des discussions à l’infini, mais à quand l’action ? » Justement, Marc Cheb Sun allait y venir. « Le but de cette journée est de constituer des groupes de travail », dit-il, faisant circuler des feuilles d’inscription. Titrées « Action », « Juridiction » et « Communication », ces listes augurent d’une amplification du mouvement. En ligne de mire : la mise en place de directives claires de la part des pouvoirs publics.
« Nous avons beau être nombreux à vouloir agir, nous n’irons pas loin sans un cadre légal avec objectifs chiffrés », enchaîne David Bobée. C’est là une des demandes que le collectif a adressées au cabinet du ministère de la Culture, rencontré le 27 avril. Parmi les revendications, on relève la présence de personnes « racisées » dans les jurys des écoles, parmi les professeurs des conservatoires et des Beaux-Arts et à la tête des théâtres nationaux. On retient aussi l’idée, accueillie avec joie par l’assemblée, d’un label « diversité » récompensant les bonnes pratiques.
Les membres du collectif ont aussi suggéré la tenue d’un forum sur la décolonisation des arts, requête qui a d’ores et déjà été acceptée. Et, concernant les statistiques, ils seront mis en relation avec Patrick Simon de l’Institut nationale d’études démographiques (Ined).
Un bilan encourageant. « Nous avons rencontré une plus grande ouverture au sein du ministère qu’au sein de la profession, qui reste très conservatrice », conclut Gerty Dambury.