« La jeune fille sans mains », de Sébastien Laudenbach ; « L’Économie du couple », de Joachim Lafosse
« La jeune fille sans mains », de Sébastien Laudenbach (Acid)
La Jeune fille sans mains est un conte méconnu des frères Grimm, dont voici un très court résumé : Une jeune fille pauvre est vendue contre de l’or par son père menuisier à un diable. Mais celui-ci, n’arrivant pas à la circonvenir car trop pure, la laisse partir, ses mains ayant été auparavant coupées. Celle-ci va traverser de nombreuses épreuves, rencontrer la Déesse de l’eau, être aidée par un doux jardinier, et être aimée d’un prince.
Sébastien Laudenbach a voulu initialement en faire un film d’animation avec les moyens qui sont classiquement dévolus au genre. Mais les financements ne sont pas venus. Le réalisateur n’a pas pour autant abandonné son projet et s’est mis à en concevoir un à un les dessins. Et voilà aujourd’hui que La jeune fille sans mains, son premier long métrage d’animation, a fait l’ouverture – un excellent choix d’ouverture ! – de la programmation Acid.
L’expression « faire de nécessité vertu » ne s’est peut-être jamais autant justifiée que dans ce cas. L’économie marginale de La Jeune fille sans mains en fait tout le prix esthétique. Au lieu d’avoir un film dont tous les dessins sont léchés et finis, ici le mouvement donne aux dessins, réduits à l’essentiel mais pleins d’inventions, une formidable respiration. L’image est toute de frémissements, comme les silhouettes des personnages, qui, lorsque ceux-ci sont sous le coup d’une émotion, vibrent au rythme des battements de leur cœur. Il en émane un sentiment de fluidité et de sensualité, qui permet à l’imaginaire de s’ébattre. D’autant que Sébastien Laudenbach, aidé par les comédiens qui ont donné leurs voix aux personnages, Anaïs Demoustiers, Jérémie Elkaïm et Philippe Laudenbach en tête, n’a pas édulcoré les frères Grimm – dont on connaît l’âpreté des contes – mais toujours en choisissant l’évocation ou une littéralité sèche, sans complaisance.
Par ailleurs, la jeune fille a beau rencontré un prince, c’est elle qui se sort de tous les pièges, ce qui donne à ce film une dimension féministe inattendue.
Une fois n’est pas coutume dans cette chronique, parce que je le trouve beau, je reproduis ici un long extrait du texte de Sébastien Laudenbach figurant dans le dossier de presse :
« À la découverte de ce conte de Grimm, j’ai tout de suite été fortement saisi par sa force, sa cruauté et sa fin heureuse, la trajectoire de cette jeune fille qui, privée de ses capacités d’action, doit apprendre à ne plus confier son destin à autrui, mais bien à prendre sa vie en main.
Mon adaptation inscrit ce film d’animation dans une grande tradition : temps lointain réinventé, pays indéterminé, personnages qui sont davantage des figures que des caractères. J’ai ancré cette histoire dans une nature métaphorique : le diable polymorphe plus faune que démon, la déesse de la rivière dont le cycle, élément féminin, structure la topographie du voyage de la protagoniste, une forêt sombre, un plateau montagneux propice à l’isolement…
Dans le conte, chacun n’agit que selon son seul destin. La jeune fille est sans cesse sur les routes, au gré des obstacles et des guides qu’elle rencontre. Son chemin lui est inconnu, mais lorsqu’elle arrive au port, elle sait le reconnaître.
La trajectoire de ce personnage est en elle-même celle de la fabrication de ce film.
Le film a été peint sur papier, du premier plan au dernier dans l’ordre chronologique, d’une façon plus ou moins improvisée ainsi que le ferait un jazzman sur un canevas. Je n’avais donc que mes mains pour animer cette jeune fille qui n’en avait plus, et bien souvent je me suis identifié à elle.
Il en résulte un film qui donne une grande importance au dessin, un dessin léger et parsemé de trous, qui bien souvent ne trouve sa cohérence que lors de sa mise en mouvement, ce qui est l’essence de l’animation. Contrairement à la grande majorité des longs-métrages d’animation dans lesquels chaque image est totalement finie, La jeune fille sans mains propose une image qui n’est pas finie. Ou pour le dire autrement, qui est in-finie. J’aime à penser que cet infini ouvre l’imagination du spectateur dont le cerveau, en manque, doit travailler pour en combler les lacunes.
Tout comme cette jeune fille dont l’absence béante de mains l’oblige à avancer. » S.L.
« L’Économie du couple », de Joachim Lafosse (Quinzaine des réalisateurs)
crédit : Fabrizio Maltese
En voyant le nouveau film de Joachim Lafosse, l’Économie du couple, présenté à la Quinzaine des réalisateurs, j’ai pensé aux romans de Jane Austen ou de Thomas Hardy. Des références qui ne s’imposent pas a priori. Mais il est beaucoup question chez ces auteurs des écarts de condition qui rendent les amours impossibles – ou plus exactement leur inscription dans le monde social. Entre Marie (Bérénice Béjo) et Boris (Cédric Kahn), l’amour a pu se concrétiser dans un mariage, et la naissance de deux filles, mais après 15 ans de vie commune, quand rien ne va plus entre eux, les différences originelles de fortune de l’une et de l’autre rejaillissent.
C’est un très beau thème et un très beau titre que « l’économie du couple », là où souvent s’impose une vision romantico-kitch du sentiment amoureux. Il n’est que de regarder les statistiques des mariages pour constater que les individus à l’intérieur des couples sont le plus souvent sociologiquement uniformes. Ce n’est pas le cas de Marie et de Boris. La première est une universitaire qui a hérité de la maison où la famille habite. Boris, « toléré » à vivre dans une pièce de cette maison le temps de trouver où se loger ailleurs, est d’extraction plus populaire bien qu’architecte, mais depuis longtemps au chômage.
Joachim Lafosse a situé toute l’action de son film dans cette maison – un huis clos à peine rompu par les deux ou trois dernières scènes. À juste titre car cette maison, outre que le cinéaste y développe une mise en scène tout en fluidité, est le point de focalisation économique du couple, puisqu’ils doivent la vendre. Marie la possède par héritage, mais elle rappelle à son futur ex-mari que c’est sur son salaire que la plupart du temps la famille a vécu. Mais Boris y a fait d’importants travaux d’aménagement. C’est pourquoi il réclame « sa part », plus conséquente que celle que veut lui accorder Marie. La maison a pris de la valeur grâce à la sueur de son front, explique-t-il, son travail participant à la constitution du capital.
Il ne faut cependant pas croire qu’à cette vision quasi marxiste du couple correspond un film théorique. Tout au contraire. L’Économie du couple bat au rythme sensible des nerfs à vif qu’ont Marie et Boris l’un envers l’autre, en proie à de sévères altercations, et des nécessaires mais brèves réconciliations que les deux adultes décrètent face à leurs deux filles. Le film avance ainsi entre la douceur de l’amour filial et la violence de règlements de compte – à tous les sens de ce terme. À l’instar de leurs personnages, Bérénice Béjo et Cédric Kahn sont deux comédiens aux horizons très différents, ce qui ajoute à la crédibilité du film. Le second, par ailleurs cinéaste talentueux (Vie sauvage, 2014), incarne avec une justesse formidable un Boris à la fois sincère et un peu roublard, tendre et à la violence toujours à fleur de peau. Du coup, le spectateur a du mal à ne pas prendre son parti. C’est à la fois la seule faiblesse du film, et en même temps un de ses meilleurs atouts.
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