Periscope : En direct du réel

Très en vogue dans le cadre de Nuit debout, l’application de streaming vidéo permet à tout un chacun de s’improviser reporter d’images, offrant un nouveau regard sur le mouvement social.

Lena Bjurström  • 25 mai 2016 abonnés
Periscope : En direct du réel
© Photo : Simon Guillemin / HANS LUCAS / AFP

Smartphone en main, ils filment, commentent, expliquent en direct ce qui se déroule sous leurs yeux. Ils ne sont pas journalistes, mais sont suivis par des dizaines, des centaines et parfois des milliers d’internautes. Depuis plusieurs semaines, des citoyens ont entrepris de retransmettre en direct sur Internet les images de Nuit debout. Leurs vidéos ne sont pas toujours bien cadrées, parfois sombres ou brouillées par les gaz lacrymogènes, et leurs commentaires sont émaillés d’expressions piquées au journal de 20 heures ou, au contraire, de slogans engagés. Ils se faufilent dans les commissions, à l’assemblée générale ou devant une rangée de CRS. Chacun à sa manière ouvre une fenêtre virtuelle sur un mouvement social bien réel, pour ceux qui n’y assistent pas physiquement. Le tout grâce à Periscope, une application de vidéo en live lancée début 2015.

C’est lors d’un voyage à Istanbul, en 2013, alors que les manifestations de la place Taksim prenaient de l’ampleur, que l’idée de Periscope a émergé dans la tête de son fondateur. « C’était un moment dramatique et central, expliquait Kayvon Beykpour au magazine américain Fast Company en août dernier, et je me souviens m’être demandé s’il était dangereux ou non de sortir dans les rues à ce moment-là. À l’origine de Periscope, il y a donc cette interrogation : “Pourquoi ne puis-je pas voir ce qui se déroule à l’instant présent quelque part dans le monde ?” C’est là que [mon cofondateur] Joe Bernstein et moi avons commencé à penser à cette idée de machine de téléportation. »

Confessions sur canapé

Créer une immersion virtuelle et fournir à tout un chacun les outils pour retransmettre ce qui se déroule sous ses yeux : telle était l’ambition des créateurs de l’application. Néanmoins, Periscope s’est jusqu’à présent surtout illustré par ses « confessions sur canapé » d’adolescents ou d’adultes racontant leur vie en instantané, dans leur salon ou leur voiture, essentiellement à destination de leurs amis. Et aussi par ses scandales. De l’agression de rue filmée à -Bordeaux, fin avril, au suicide en direct d’une jeune femme de 19 ans, le 10 mai, l’application n’a cessé d’interroger notre rapport à l’intime et au voyeurisme. Mais d’autres usages de Periscope ont émergé. Les émeutes de Baltimore, aux États-Unis, ont ainsi été relatées tant par des riverains que par des journalistes. Tout comme les attentats du 13 novembre à Paris et ceux de Bruxelles en mars dernier. « À -l’avenir, il n’y aura pas un grand événement dont Periscope n’aura la primeur », affirme Tristan Mendès France, chargé de cours au Celsa sur les nouveaux usages numériques.

Une arme contre la police

Au-delà de l’information, Periscope peut se transformer en outil de lutte pour les militants aux prises avec la police lors des mobilisations. Ces dernières semaines, les retransmissions sur Periscope des affrontements avec les forces de l’ordre se sont multipliées. « C’est un excellent outil de défense en cas de violences policières, remarque Tristan Mendès France. Si vous avez une caméra et que les CRS chargent, vos images peuvent être perdues si l’appareil est cassé ou que la police exige que vous les supprimiez. Cela n’existe plus avec Periscope, même s’il arrive quelque chose à votre téléphone, vos images sont déjà en ligne. » À portée de main virtuelle en cas de besoin.

Facile d’utilisation, accessible à tout détenteur d’un smartphone, cet outil démultiplie les sources d’information et change ainsi le récit des événements, à commencer par celui des mobilisations sociales. Avant d’intéresser les médias, c’est sur Periscope que se sont retrouvées les premières images des assemblées générales de la place de la République, à Paris, commentées en direct par Rémy -Buisine, simple citoyen passionné par les réseaux sociaux et la couverture de l’actualité. Lors de la quatrième Nuit debout, le 3 avril, plus de 80 000 personnes ont suivi pendant quatre heures son live sur un mouvement qui commençait tout juste à se faire connaître.

Aujourd’hui, Nuit debout ne manque certes pas de médiatisation. Mais les periscopeurs de la place de la République sont toujours très regardés. Car leurs récits diffèrent de ceux des journalistes. « Quel média peut se permettre de couvrir en direct une assemblée générale de trois heures ? », interroge Rémy Buisine. « Ils comblent certains trous de l’information », note Tristan Mendès France. Et racontent les facettes d’une mobilisation qu’ils estiment trop peu traitées. Romain Leclerc s’attache ainsi au travail des commissions : « On dit beaucoup que Nuit debout, c’est mou, que peu de chose s’y passe. Ce n’est pas vrai. Moi je montre le côté laboratoire, le processus de construction du mouvement, son organisation. » Le tout dans le détail, et en direct.

Information décentralisée

« Certaines personnes m’ont dit que c’est en voyant nos live qu’elles avaient eu envie de venir, raconte Floryan R., autre periscopeur. Je pense que c’est parce qu’on montre plus de choses de ce mouvement, des détails que l’on ne retrouve pas dans les récits conventionnels des médias. » « Il y a de multiples points de vue, renchérit Romain. On a tous nos centres d’intérêt, on ne montre pas les mêmes aspects. » L’information neutre n’existe pas, affirme ce periscopeur : « C’est dans la multiplicité des regards que l’on trouve l’objectivité. Avec cet outil, tout le monde peut devenir un relais d’information. » Periscope est un pas de plus vers cette décentralisation de l’information, assure-t-il. « C’est tellement politique, l’image !, s’exclame Floryan R. Se la réapproprier est un enjeu de démocratie. »

« Cette question de la réappropriation de l’information existait bien avant Periscope, rappelle Tristan Mendès France. Il y a toujours eu des médias citoyens, des télés libres, etc. Mais Periscope change la donne, car c’est en direct et interactif. » Dans l’univers d’Internet, où la guerre qui se mène est celle de l’attention des internautes, la vidéo est reine et le live en est la forme la plus saisissante, affirme le spécialiste des usages numériques : « Ça capte de façon beaucoup plus forte, car on ne sait littéralement pas ce qui va se passer. L’audience est captive. » Elle vit, virtuellement, des événements qui se déroulent au même moment quelque part dans le monde. Une réalité sans possibilité de montage, qui donne un sentiment d’absolue authenticité, sans filtre médiatique.

Mais, avec Periscope, l’idée d’appropriation de l’information est d’autant plus forte qu’une relation se crée entre celui qui filme et ceux qui regardent, note Floryan R. : « Nous ne sommes pas des professionnels. Il y a une simplicité dans ces directs au ton très personnel, qui, je pense, aide les gens à s’identifier aux periscopeurs. » D’autant que les spectateurs peuvent dialoguer avec eux, leur manifester leur sympathie, ou poser des questions, faire des demandes par le biais des commentaires qui s’affichent sur l’écran. « Tu peux aller voir ce qui se passe à l’AG ? » « Il paraît que ça chauffe à la fin du cortège. » Lors d’une manifestation, Rémy Buisine s’est ainsi lancé pendant quelques minutes dans une explication des événements en anglais, à la demande d’internautes étrangers. « Le fait que le periscopeur puisse s’adapter à la demande change totalement le rapport à l’information, insiste Tristan Mendès France. On entre dans des pratiques inédites. » Même si le flot des commentaires est souvent difficile à suivre, et que tous ne sont pas dignes d’intérêt…

Maturité des réseaux sociaux

Théoriquement, Periscope et les applications de vidéo live en général démocratisent l’information en instantané. Mais encore faut-il savoir que ces directs existent. « Le cœur de l’audience des periscopeurs vient des réseaux sociaux. Periscope s’appuie sur Twitter. Si vous enlevez les réseaux sociaux aux vidéos live, celles-ci n’auront pas la même puissance virale, rappelle Tristan Mendès France. Si, aujourd’hui, le stream devient un phénomène, c’est parce qu’il s’appuie sur une certaine maturité des réseaux sociaux, une intégration telle dans nos vies que l’on est préparé à ça. » Les pratiques changent profondément. « Clairement, le principe du “off” journalistique, de l’anonymat, va en souffrir, le droit d’auteur aussi probablement, note-t-il. En ce qui me concerne, j’attends avec inquiétude le moment où des gens dangereux en feront usage pour diffuser leurs méfaits à grande échelle. Mais l’impact de tels outils sur les mobilisations, sur la société en général, est encore difficile à décrypter. »

Les réseaux sociaux sont encore jeunes, les applications comme Periscope viennent tout juste de naître. Mais, pour Tristan Mendès France, le développement et la démocratisation des directs marquent « un moment significatif dans cette période qui déstructure la diffusion et la réception de l’information ».

Société
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