« Toni Erdmann », de Maren Ade
Le troisième long métrage de la réalisatrice allemande : une confrontation père-fille sensible et politique, et à mourir de rire.
Soudain arrive le film qui vous rappelle pourquoi vous ne prenez pas le cinéma à la légère malgré ce à quoi on veut le réduire : un pur objet de divertissement, un produit de consommation qui tire une grande partie de sa valeur en fonction de la surface médiatique obtenue. Toutes ces horreurs qui, y compris à Cannes, finissent par miner même les motivations les plus solidement ancrées du critique. Et donc, soudain arrive, présenté en compétition, Toni Erdmann, de Maren Ade, réalisatrice allemande dont c’est le troisième long métrage, qui avait été repérée au festival de Berlin (Grand prix du jury) pour son film précédent, Everyone else.
Si Toni Erdmann redonne au cinéma toute sa puissance de questionnement, ce n’est pas seulement parce qu’il met son spectateur face à des situations intimes et universelles: la confrontation entre un père et une fille qui posent sur la vie des regards opposés ; ce qui se transmet de l’un à l’autre ; ce que l’amour permet et ce qu’il ne permet pas. Mais c’est surtout parce que Maren Ade ne referme pas les événements qu’elle crée au moyen de stéréotypes ou de résolutions confortables. Son scénario ouvre une succession de portes qui donnent chacune sur un espace nouveau, où l’imagination narrative circule librement. D’où la formidable sensation que tout peut arriver. En particulier, malgré ce que le film sous-tend de gravité, son époustouflante charge humoristique. Je n’avais jamais entendu à Cannes autant de rires au cours d’une projection – les comédies n’étant pas le point fort de ce festival. Des rires inextinguibles, paroxystiques, même, en particulier au cours d’une séquence d’anthologie, qui commence par une robe fourreau impossible à ôter, où le burlesque rejoint le comique de situation.
Ines (Sandra Hüller) est une trentenaire qui réussit une carrière dans le conseil aux entreprises en matière de restructuration et redéploiement – en clair, elle aide à licencier et à augmenter la rentabilité des firmes. Son père, Winfried (Peter Simonischek), divorcé, dont on ne sait exactement la profession, sinon qu’il donne quelques cours de piano, a plutôt l’esprit libertaire et, d’après sa fille, des convictions « écologistes ». Il témoigne aussi d’un goût prononcé pour les déguisements et les farces et attrapes, et ne cesse d’inventer des gags. En particulier, il a toujours avec lui un faux dentier lui donnant un air de demeuré, qu’il met à la moindre occasion.
De l’existence que mène Ines, la cinéaste donne un aperçu accablant : en mission en Roumanie, sa vie est uniquement rythmée par son travail, le stress qui l’accompagne, la solitude. La seule scène de sexe du film, où l’on voit Ines avec son amant, qu’elle a évidemment sélectionné parmi ses collègues, est si triste et pitoyable qu’elle en devient comique. Tandis que son père, qu’elle voit très peu par « manque de temps », se rend à Bucarest et s’invite chez elle à l’improviste.
Il faut éviter de dévoiler les surprises de l’intrigue, nombreuses et toutes savoureuses. Ce qu’on peut dire, c’est que devant la difficulté à communiquer dont font preuve la fille et le père, celui-ci va garder le mode facétieux, mais en l’accentuant, en le hissant au niveau des Beaux-arts de la farce, pour tenter de forcer la paroi d’incompréhension qui les sépare. Grâce à un stratagème, il s’invente un personnage répondant au nom de Toni Erdmann et portant une improbable perruque brune, qui se trouve mêlé à la vie professionnelle d’Ines, ne la quittant quasiment plus.
Le père d’Ines amène ainsi un pouvoir de dérision dans toutes les situations vécues par sa fille, pour elle ô combien sérieuses. Tout l’enjeu pour Winfried/Toni, qui se désole que le bonheur soit exclu des aspirations d’Ines, est de la placer sur une ligne de crête entre rupture et lucidité, où elle pourrait prendre conscience de l’absurdité de ce qui la guide. Dans le même temps, le personnage de Winfried/Toni, qui a gardé une certaine candeur, permet à la cinéaste de montrer un autre aspect de la Roumanie que les agents du libéralisme prédateur qui la gangrène. Notamment au cours d’une scène où près d’un chantier, un des ouvriers le fait pénétrer chez lui pour qu’il puisse se soulager.
S’il prend sans cesse un tour éminemment drolatique, le « combat » que se mènent le père et la fille a une résonance politique évidente, liée à deux générations, deux époques différentes. Il est aussi contaminé par l’amour intense mais non exprimé qu’ils se portent. Maren Aden joue en virtuose mais sans ostentation avec ces sentiments contradictoires, aidée par des comédiens excellents, Sandra Hüller en Ines offrant une palette expressive extraordinaire. La cinéaste a aussi un sens aigu de la durée du récit (ce qui n’est pas courant à Cannes, où trop de films s’étirent gratuitement) et de la durée des plans, qui laisse toujours possible l’imprévisible.
Comment réussir le plus difficile : une œuvre profonde, sensible et irrésistible. Maren Ade vient de l’accomplir. Il serait incompréhensible que Toni Erdmann ne décroche pas un prix important.
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