Un palmarès improbable
La 69e édition du Festival de Cannes, dont la compétition s’est révélée d’un très bon niveau, débouche sur des prix sans pertinence.
dans l’hebdo N° 1405 Acheter ce numéro
Le jury du 69e Festival de Cannes a battu le record de la plus longue délibération. Selon deux des jurés, celle-ci a été « intense » (Arnaud Desplechin) ou « difficile » (Mads Mikkelsen). Ces indices incitent à imaginer une foire d’empoigne. Or, quand les jurés sont en radical désaccord et que leurs positions restent tranchées, ils opèrent souvent des choix par défaut.
C’est ce qui semble être arrivé au jury présidé par George Miller, l’homme des Mad Max. Comment expliquer, sinon, ce palmarès qui passe à côté de presque tous les films forts et singuliers de la compétition, ou se trompe sur la nature des prix à décerner ?
À commencer par la Palme d’or. Si l’on s’en tient à la teneur des discours prononcés lors de la remise des prix, il était réjouissant d’entendre Ken Loach se livrer à une critique acérée du néolibéralisme et de la politique austéritaire dans la grande salle du Palais du festival. Mais Cannes honore des films. Et Moi, Daniel Blake, auquel est allée la Palme d’or, n’est certainement pas le meilleur du cinéaste britannique, faisant en outre pâle figure dans une -compétition qui n’avait pas connu un tel niveau depuis plusieurs années.
Ce n’est pas tant son thème que l’on peut reprocher à Moi, Daniel Blake, conforme à l’univers de Ken Loach, toujours soucieux des classes populaires. Son personnage principal est un menuisier de 59 ans, cardiaque, en butte à l’administration qui l’oblige à chercher du travail sous peine de sanction, alors que son médecin lui a ordonné du repos. Daniel Blake prend en outre sous sa protection, par solidarité, une mère célibataire, avec ses deux enfants, déracinée de sa ville natale et démunie. Malgré quelques scènes marquantes, le film suit le chemin du mélodrame social de façon si attendue, avec des ficelles de scénario si grossières, que l’histoire ne semble plus qu’un prétexte d’où l’émotion s’effiloche tant elle est prévisible.
Xavier Dolan ne fait rien dans la dentelle : des tonnes de larmes au moment de recevoir le Grand prix, des effets appuyés et une hystérie incessante pour adapter Juste la fin du monde, la pièce de Jean-Luc Lagarce. Certes, la langue de celui-ci est incandescente, mais elle est aussi subtile. À force de bruit et de fureur, Dolan la rend inaudible et produit même un contresens.
Le Prix du jury revient à la seconde cinéaste britannique en compétition, Andrea Arnold, pour American Honey. Un choix qui laisse coi, là encore. Aux États-Unis, un groupe de jeunes marginaux traverse le pays pour vendre des magazines. Au bout de vingt minutes dans la camionnette avec ces garçons et ces filles déglingués, qui, sur un air de rap, fument du crack ou se racontent des craques, on commence à trouver le temps long et à se demander si la cinéaste avait la bonne distance, elle qui semble fascinée par ce qu’elle montre. Deux heures quarante plus tard, on termine ce voyage, qui cinématographiquement fait du surplace, exténué, heureux d’en avoir fini avec la playlist envahissante du film.
Seul, dans cette bérézina de récompenses, le prix de la mise en scène à Cristian Mungiu pour Baccalauréat se justifie : un film toujours juste, jamais démonstratif, sur la tentation de la compromission dans ce pays étouffoir qu’est la Roumanie (voir ci-contre). Mais il doit le partager avec -Olivier Assayas, dont la mise en scène convainc peu, dans –Personal Shopper, charge timide contre le monde de la consommation, bardée d’une dimension fantastique plus ou moins réussie – avec notamment l’irruption de Victor Hugo sous les traits de -Benjamin Biolay, qui n’en peut mais…
Le Philippin Brillante Mendoza signe un film impressionnant avec Ma’ Rosa, immersion dans les bas-fonds de Manille, où le trafic de drogue permet aux pauvres de survivre, quand la police, elle, non seulement les réprime mais leur extorque de l’argent tout en revendant la drogue à son profit. Toutefois, décerner le prix d’interprétation féminine à Jaclyn Jose est un non-sens, quand plusieurs personnages, et donc autant de comédiens, ont une place importante dans l’intrigue.
Déplacés aussi, les deux prix accordés au Client, d’Asghar Farhadi – Prix d’interprétation pour Shahab Hosseyni et Prix du scénario. Le réalisateur iranien, qui a connu le succès avec Une séparation, n’a pas su insuffler à son film la tension nécessaire à une histoire énigmatique manquant de relief. Il devient même antipathique dans sa dernière demi-heure, où un vieil homme a priori inoffensif subit une torture douce, sans enjeu narratif fort.
Un (faux) proverbe cannois affirme qu’une bonne sélection débouche sur un mauvais -palmarès. Même si un certain nombre de grands auteurs ne se sont pas montrés au meilleur de leur forme (les Dardenne, Almodovar, Park Chan-wook…), la compétition recelait de très belles choses, et même une vraie révélation avec Toni Erdmann (cf. Politis n°1404), le troisième long métrage de Maren Ade, qui s’était déjà fait remarquer à la Berlinale avec son précédent, Everyone else. Le jury aurait fait preuve d’audace, tout en saluant là aussi un film dont la dimension politique est flagrante, s’il avait couronné la cinéaste allemande.
D’autres films, de cinéastes d’envergure, nous ont -enthousiasmé : Ma Loute, de Bruno Dumont (cf. Politis n° 1403), Paterson, de Jim Jarmusch, Rester vertical, d’Alain Guiraudie, Aquarius, de Kleber Mendonça Filho (voir p. 28), Loving, de Jeff Nichols, ou Elle, de Paul Verhoeven (voir p. 29).
Cette année, la compétition a si bien rayonné que les autres sélections ont paru en retrait. La Quinzaine des réalisateurs tire son épingle du jeu grâce à la Caméra d’or, qui revient à l’un des films qu’elle présentait. Divines, de Houda Benyamina, ne manque pas de séduction, grâce à l’énergie de sa mise en scène et la tchatche de ses jeunes comédiennes. Las, ce qu’il raconte est plus problématique. À savoir : le seul modèle pour une fille qui a du chien dans une cité serait de se comporter comme un mec, et de dealer de la drogue. Pas sûr…
C’est une fois encore l’Acid qui a réuni le plus de propositions singulières. L’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion, animée par des réalisateurs, alignait ainsi Willy 1er, de Ludovic et Zoran Boukherma, Marielle Gautier et Hugo P. Thomas, Le Parc, de Damien Manivel ou La Jeune Fille sans mains, de Sébastien Laudenbach, qui ouvrait sa programmation. Des noms qui demain résoneront peut-être comme celui du glorieux Jean-Pierre Léaud, « né, dit-il, à Cannes en 1959 », en recevant une Palme d’or d’honneur.