Grégoire Leprince-Ringuet : « La liberté est une question de morale »
Dans La Forêt de Quinconces, Grégoire Leprince-Ringuet déploie – en vers – un charme et une audace incroyables. Il évoque ici ses influences et s’explique sur ses choix narratifs et de réalisation.
dans l’hebdo N° 1409 Acheter ce numéro
Acteur depuis l’âge de 14 ans et les Égarés d’André Téchiné, Grégoire Leprince-Ringuet passe à la réalisation alors qu’il n’a que le double de cet âge. En ces temps d’Euro, plutôt que de parler foot, le jeune homme, juste avant l’entretien, évoque une phase de jeu tennistique qui le fascine, celle où un joueur s’épuise à l’attaque quand son adversaire ne cesse de renvoyer la balle. « En face, c’est Churchill, c’est l’esprit de résistance, extrapole-t-il. Un gars attaque, concentre toute la tension sur ses épaules et finit par perdre. C’est une belle leçon, non ? » Une entrée en matière qui témoigne d’un regard pénétrant.
Qu’est-ce qui est insuffisant dans l’activité d’acteur pour avoir eu le désir de passer à la réalisation ?
Grégoire Leprince-Ringuet : Je me suis toujours senti comme un instrument dans la main d’un créateur. En tant qu’acteur, je ne me sentais pas la légitimité de m’investir tout entier dans mon rôle. Quand j’ai participé à des films que je trouve beaux, à chaque fois j’étais content pour le film et pas tellement pour moi.
Je suis très fier d’avoir participé à des films que j’aime, notamment Les Chansons d’amour, de Christophe Honoré, ou Les Neiges du Kilimandjaro, de Robert Guédiguian. Mais j’avais envie de faire plus, d’écrire, de décider où est la caméra, de faire comme les grands, quoi ! Quand on travaille avec des gens qu’on admire, on a envie de faire comme eux.
Pour passer à la mise en scène, quels cinéastes vous ont le plus aidé : ceux de votre cinéphilie, les cinéastes qui sont aussi acteurs et les acteurs cinéastes (Moretti, Cassavetes…), ou des cinéastes avec lesquels vous avez tourné et qui vous ont marqué ?
Le jeune homme et les sortilèges
Deux amoureux, Paul (Grégoire Leprince--Ringuet) et Ondine (Amandine Truffy), badinent dans un parc. Soudain, le garçon entraîne la jeune fille dans une course en la prenant par le bras, mais il va trop vite, trop fort. Ondine trébuche. Paul est toujours excessif, lui reproche-t-elle. C’est pourtant la qualité de La Forêt de Quinconces, le premier film de Grégoire Leprince-Ringuet, qui tombe sur la planète cinéma comme un astéroïde. Un film qui va bien au-delà de la production courante : les dialogues y sont versifiés, mais pas systématiquement, de même que son cadre change de format au gré du registre des images (« réalistes », fantasmées…). Il va aussi bien au-delà de ce qu’on attend d’une histoire d’amour raisonnablement doloriste. Ondine quitte Paul, qui veut en faire voir à Pauline (Pauline Caupenne), qui, amoureuse, tente de le garder pour elle. Un trio proprement infernal. Car, ici, on se jette des sorts, on veut se posséder, on se venge en versant le sang. Les duels ne sont pas de cape et d’épée, mais des confrontations verbales, des luttes en alexandrins. L’amour n’est pas un jeu mais un pacte brûlant. La Forêt de Quinconces est un geste cinématographique d’une audace incroyable, d’un tempérament flamboyant. Il aspire le spectateur dans un spectacle quasi opératique, puissamment musical, avec cette langue virevoltante qui sort tantôt ses dagues, tantôt ses caresses. Fondé sur des contrastes (la blonde Ondine, la brune -Pauline…), le film télescope un espace-temps parallèle où, au coin d’une rue, on peut vendre son âme au diable – hypnotique Thierry Hancisse – et un présent ancré dans les décors urbains de l’Est parisien. Même la musique du film, signée par Clément Doumic, membre du talentueux groupe Feu Chatterton ! (tout comme Arthur Teboul, qui apparaît dans une séquence où il dit un de ses textes), déploie une élégance contemporaine au parfum vénéneux. Le romantisme noir de La Forêt de Quinconces, digne de Victor Hugo et de Sheridan Le Fanu, à rebours de notre époque de peur et de cynisme, pénètre le spectateur jusqu’aux tréfonds de son âme. Il en sort ensorcelé, sous le charme insinuant d’une œuvre de jeunesse d’une grande maturité. La Forêt de Quinconces Grégoire Leprince-Ringuet, 1 h 49.Parmi les œuvres du passé, j’ai pensé aux films de René Clair, à ceux de Renoir et aux Portes de la nuit, de Marcel Carné…
Quant aux cinéastes qui apparaissent à l’écran, il y a en effet Nanni Moretti, pour la façon qu’il a d’être dans ses films et que je trouve toujours très juste. Moretti donne l’impression que, lorsqu’il se met dans le champ, la mise en scène le suit presque naturellement. En jouant, il a cette confiance dans sa mise en scène que je trouve remarquable.
C’est ainsi que vous avez acquis de la confiance ?
J’ai aussi puisé ma confiance dans mes partenaires. Au cours des nombreuses répétitions que nous avons faites, je les ai souvent sollicités pour savoir ce qu’ils pensaient de ce que je faisais. Ce qui revenait à leur demander de me diriger. Nous avons ainsi gagné en cohésion parce que, du coup, tous les comédiens portent la responsabilité des scènes.
Est-ce que le désir de tourner précédait l’histoire que vous vouliez raconter ?
L’écriture du film a été assez longue. À l’origine, il s’agit de poèmes que j’avais écrits et que j’avais envie de rassembler. En les plaçant dans un certain ordre, je me suis aperçu qu’ils esquissaient une histoire, une histoire d’amour. En étoffant la trame dramatique, j’ai eu d’abord en main un moyen métrage, puis le scénario d’un long. C’est l’histoire, qui s’est construite petit à petit, qui m’a donné envie de la filmer.
Les dialogues du film sont en partie en vers rimés. Comment avez-vous écrit ?
J’aime beaucoup les vers depuis que je suis enfant. J’ai toujours été sous le charme de cette langue magique qui utilise des mots de tous les jours, produit un sens et, de plus, est musicale. J’ai appris des quantités de vers par cœur, d’autant plus que j’ai une grande mémoire de l’oreille. D’abord Racine, parce que, dans les situations, c’est le maître. Et puis Molière, Baudelaire et Rimbaud. Paul Valéry, énormément, dont j’admire la poésie, et Aragon, qui a redéfini des règles de versification pour les rendre plus modernes, notamment les octo-syllabes. Quand on les apprend par cœur, la musique reste. C’est plus facile ensuite pour écrire des vers.
Il y a une très forte tradition, en France, de venir au cinéma par le biais de la littérature, mais c’est plutôt par le roman. Par la poésie, c’est rarissime…
Pour moi, la poésie, c’est la voix de quelqu’un. J’ai eu très tôt l’intuition que c’était cinématographique. Parce qu’il y a un lien fort entre la dramaturgie et la poésie. J’étais persuadé que ce serait beau de filmer quelqu’un en train de dire des vers en action, avec cette idée que la poésie peut se saisir de tout ce qui existe à côté de nous. Shakespeare fait cela. Il se sert de ce qu’il voit à proximité pour se l’approprier et s’exprimer.
À Cannes, où La Forêt de -Quinconces a été montré, le film de Jim Jarmush, Paterson, avait aussi la poésie en son cœur, celle de William Carlos Williams, dont il a cherché un équivalent cinématographique. Que pensez-vous de cette démarche ?
Ce sont des questions que je me suis posées : est-ce que les images de cinéma peuvent se substituer aux mots ? Est-ce que les images peuvent être poétiques en elles-mêmes ? Finalement, je n’ai pas pris cette direction, car j’ai compris que la parole qui s’exprime à travers les vers, à partir du moment où elle s’inscrit dans une histoire, devient un personnage. Néanmoins, ces questions continuent de m’intéresser.
Votre film s’écarte du réalisme, il est très stylisé et ne traite d’aucun sujet de société. Ce qui n’est pas courant pour un premier film, ni dans le cinéma français en général…
Certains films brillants traitent d’un sujet de société. Ce n’était pas du tout ma préoccupation. Cela dit, même dans ces films-là, il y a de l’art, c’est-à-dire un style, une stylisation. Ensuite, la question est : est-ce que c’est vraisemblable ou non ? Quand on pousse la stylisation, le vraisemblable se dérobe. Mais l’artifice cherche à raconter quelque chose de pertinent sur ce qui est vraisemblable. Par exemple, dans mon film, on a cette situation : une fille aime un garçon, elle veut le posséder – c’est vraisemblable. Elle lui jette un sortilège – ce n’est pas vraisemblable. Mais cela souligne, de façon exagérée, un comportement, un caractère.
La violence de l’amour, les sorts jetés, la possession… On pense au romantisme noir. Pourquoi ce choix ?
Il y a même l’ombre de Faust… Je crois que les choses existent par contraste. Le fait de mettre un diable quelque part induit la présence d’un dieu. Comme le Mal induit le Bien. Je crois finalement que cette vision de l’amour procède d’un réenchantement spirituel. Avec cette idée que la raison ne peut tout domestiquer.
L’« omniscient » Google ne pourra jamais nous dire quelle est la mère de toutes les vertus. Ou comment se comporter quand on aime une femme, ou quand on ne l’aime plus. C’est de la morale, non de la science. La morale entraîne de la foi, quelque chose en quoi on doit croire. En ce qui me concerne, je ne suis pas croyant. Mais, quand on met le diable dans un film, il y a des forces en présence auxquelles il faut croire.
Autrement dit, la mise en scène est une affaire de morale…
Bien sûr. C’est d’ailleurs pour cela que deux amis peuvent se brouiller s’ils se mettent à débattre vivement d’un film autour de questions telles que : pourquoi le cinéaste a-t-il fait ce plan-là ? Pourquoi montre-t-il cela ?
C’est là que la question du goût s’effondre. Les enjeux de telles disputes ne sont pas que des affaires de goût. Si on arrive à être passionné à ce point-là, ce n’est pas parce qu’on préfère le rouge au bleu, ou inversement. C’est parce que le désaccord révèle quelque chose qui, moralement, dérange l’un des deux amis et pas l’autre. Et c’est autrement plus sérieux.
Le film frappe par sa liberté, -l’absence de systématisme dans ses audaces, que ce soit dans la versification, les dimensions du cadre qui fluctuent, etc. N’y a-t-il pas une « grâce » du premier film qui permet de se libérer ainsi des contraintes, pourtant fortes au cinéma ?
Je me suis dit : peut-être que je ne ferai qu’un film, donc autant y aller ! En outre, la manière dont le film a été produit impliquait une liberté. Comme nous n’avions pas beaucoup d’argent, nous étions très libres. Plus il y a d’argent, plus il y a de contraintes.
Enfin, la liberté, là encore, est une question de morale. La liberté n’existe pas sans nécessité. Si on doit changer de format de cadre parce qu’artistiquement c’est nécessaire, alors on conquiert cette liberté-là. J’ai parfois du mal avec certains artistes qui se disent « et pourquoi pas ? » tout le temps. Leur liberté paraît très spectaculaire. Mais il faut un but. Sinon, la liberté est vaine et se détériore.
Comment envisagez-vous la suite pour garder votre liberté ?
Il y a deux stratégies. Soit tourner dès que possible, réaliser 30 films dans son existence, et 3 ou 4 d’entre eux, peut-être, resteront. Soit tourner quand on est sûr de vouloir suffisamment le faire. On peut penser que les 4 ou 5 films ainsi réalisés tout au long de sa vie ne seront pas anodins. En ce qui me concerne, j’opterais plutôt pour la seconde hypothèse. J’ai un peu peur de l’abondance, que ce soit au cinéma comme dans la société.