« La Chine est un État bourgeois ! »
Il y a cinquante ans, éclatait la Révolution culturelle sous l’impulsion de Mao Zedong. Aujourd’hui, ce passé est considéré comme encombrant par le pouvoir, comme en témoigne l’universitaire Hongsheng Jiang.
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C’était il y a cinquante ans. Dans une circulaire dénonçant les « représentants de la bourgeoisie infiltrés dans le Parti, le gouvernement, l’armée et les différents secteurs du domaine culturel », Mao Zedong appelle le peuple chinois à se soulever. Prélude à ce qu’on appellera la « Grande Révolution culturelle prolétarienne », qui durera presque dix ans. Affaibli par l’échec de sa politique de développement du Grand Bond en avant, Mao s’appuie sur la jeunesse pour tenter de reconquérir le pouvoir perdu. Avec l’appui de l’appareil de propagande et de l’armée, commandée par l’un de ses fidèles, il entend purger le Parti communiste.
Des groupes de jeunes Chinois, inspirés par la lecture du Petit Livre rouge, vont alors devenir le bras actif de cette révolution. En lutte, prétendument, contre l’embourgeoisement et la toute-puissance de la bureaucratie, les « gardes rouges » remettent en cause toute hiérarchie, notamment celle du Parti communiste. Reconnaissables à leurs brassards rouges, ce sont ces millions de jeunes qui viennent remplir la place Tiananmen pour soutenir Mao en 1966.
En un an seulement, la Révolution dégénère et se transforme en guerre civile. Les gardes rouges tuent, s’entre-tuent, puis sont écrasés à leur tour par l’armée chinoise dès 1967. Les survivants sont envoyés dans les campagnes, dont ils ne reviendront qu’en 1976, à la mort de Mao. Les spécialistes comptent entre 750 000 et 1,5 million de morts, d’abord victimes des gardes rouges, ou gardes rouges eux-mêmes. Un conflit d’une grande violence qui a créé un chaos, permettant à Mao de reprendre, comme prévu, une forme de pouvoir dès le début des années 1970. Il est aujourd’hui interdit de parler de cette période de l’histoire en Chine. En 1981, le Parti communiste a d’ailleurs qualifié la révolution culturelle de « grande catastrophe nationale ».
Quel regard posent aujourd’hui les Chinois sur la figure, longtemps idolâtrée, de Mao ?
Hongsheng Jiang : C’est une question qui divise. L’élite, c’est-à-dire la plupart des intellectuels et des universitaires, ainsi qu’une grande partie de la bourgeoisie économique le détestent. Ils sont les descendants de ce que combattaient les révolutionnaires de l’époque : l’élite culturelle et capitaliste. À l’époque, on les appelait d’ailleurs les « bandits capitalistes ». Aujourd’hui, on les appelle « les nobles rouges ». Mais la majorité des Chinois l’aiment. Dans beaucoup de maisons en province, on trouve sa photo accrochée au mur. Certains ont même des temples à son effigie ! C’est une tradition mais c’est aussi une façon de dire qu’il n’était pas si mauvais… Je me souviens qu’une télévision officielle avait fait un reportage chez l’une de ces familles. Dans le salon, il y avait une grande photo de Mao mais le cadrage adopté ne permettait pas de la voir. Le gouvernement ne veut pas qu’on parle de cette partie de l’histoire.
Quel traitement les médias chinois ont-ils réservé à ce cinquantième anniversaire de la Révolution culturelle ?
Il y a beaucoup d’articles sur le sujet dans les médias officiels, mais ils condamnent tous la Révolution culturelle. Il y a même un édito qui a comparé la révolution à l’Holocauste ! On ne peut pas parler de cet événement de manière positive même si, comme moi, on se fonde sur des faits historiques. Il y a une vraie censure, surtout pour les gens de gauche. Récemment, l’un de mes amis, qui est aussi professeur, voulait se rendre à une conférence qui traitait de la Révolution culturelle à Hong Kong. Les forces de l’ordre l’ont contacté avant son départ et lui ont posé un ultimatum : « Tu ne vas pas à cette conférence, ou alors, si tu y vas, tu viens nous raconter qui y était et ce qui s’est dit. »
Une censure qui ne s’applique pas uniquement à cet événement mais à tout ce qui semble être une critique du gouvernement actuel…
Il y a beaucoup de limites à la liberté d’expression en Chine, mais c’est comme partout. Il n’y a pas de liberté absolue. Chaque société connaît ses limites. Dans la Constitution américaine, nombre d’articles restreignent la liberté d’expression des citoyens. Par exemple, tu ne peux pas parler au nom du terrorisme.
Certes, mais en Chine la plupart des prisonniers et des censures concernent surtout des dissidents pacifiques ?
Il est vrai que les entraves à la liberté d’expression s’appliquent surtout pour les gens qui sont de gauche. C’est parce que le gouvernement n’a pas confiance en lui qu’il utilise cette censure. Il a également peur que l’actuelle crise économique entraîne des mouvements de masses. Le gouvernement craint surtout les mouvements de travailleurs car ils peuvent s’organiser plus facilement que les étudiants ou les intellectuels comme moi. En Chine, former un parti n’est pas autorisé, mais il est possible de se regrouper via différentes sortes d’organisations. Quant aux syndicats, c’est plus compliqué. Quand ils sont autorisés ils sont rarement indépendants. Ils sont contrôlés par le Parti communiste. Et quand les travailleurs manifestent pour de meilleures conditions de travail et l’augmentation des salaires, le gouvernement soutient toujours le patronat.
L’État communiste et ce que vous appelez la « bourgeoisie économique » seraient donc complices ?
Oui, ils sont complices. On peut même dire qu’il s’agit de la même chose ! Notamment en ce qui concerne la spoliation des terres des paysans dans les provinces chinoises. Les gouvernements locaux n’ont pas assez d’argent, car la collecte des impôts locaux se fait au bénéfice du gouvernement central – dont une grande partie va chaque mois dans les caisses de l’État américain [pour le remboursement de la dette]. Ils sont aussi très endettés auprès des banques. Pour survivre, les gouvernements locauxs vendent des terres à des entreprises privées immobilières, ce qui était interdit au temps de Mao. La plupart des constructions sont d’ailleurs inoccupées, ce sont des bureaux ou des maisons secondaires de familles aisées. Cela entraîne l’augmentation des prix de l’immobilier, obligeant les habitants à déménager parfois à plusieurs dizaines de kilomètres de leur lieu de travail. Beaucoup d’employés doivent donc se lever à cinq heures pour aller travailler et ne rentrent pas chez eux avant au moins 21 heures. Leur vie est épuisante.
Dans les campagnes, les terres confisquées pour ces ventes sont surtout des sources de revenus. Les paysans se voient privés de leurs champs de culture et se retrouvent sans ressources. Et ce type de détresse a donné naissance à un phénomène nouveau de « terrorisme ordinaire », qui est assez peu relayé par les médias occidentaux mais qui est révélateur de l’instabilité de l’État chinois et de l’échec du système capitaliste. À peu près tous les six mois, des attaques ont lieu dans différentes villes chinoises et font parfois des dizaines de morts. Elles sont menées par ces gens qui, désespérés, posent des bombes sur les places publiques. En fait, la Chine est un état bourgeois !