La vi(ll)e est belle
Thierry Van Hasselt, auteur de bande dessinée, et Marcel Schmitz, artiste urbaniste trisomique, construisent ensemble FranDisco : un projet d’architecture imaginaire.
dans l’hebdo N° 1408 Acheter ce numéro
Marcel Schmitz est architecte. Depuis quatre ans, du lundi au vendredi, de 9 heures à 16 heures, il part construire sa ville. Car, oui, il a une ville à construire, tout en papier, carton et scotch de peintre : -FranDisco. Elle peut se visiter de haut, lorsqu’on est humain, se parcourir à vol de piaf, même si elle ne cesse de s’étendre.
Habituellement, FranDisco est installé à La S Grand Atelier, dans les Ardennes belges. Ce centre pour artistes handicapés mentaux est pionnier [^1] dans l’accompagnement d’artistes dits « bruts », une structure unique dans le développement de projets mixtes, impliquant des artistes avec et sans déficiences intellectuelles (selon les normes en vigueur).
Marcel Schmitz, trisomique, y est urbaniste. C’est d’ailleurs au cours d’un autre projet de mixité que Thierry Van Hasselt le découvre, lui et ses premiers bâtiments en 3D. L’artiste et éditeur propose alors de suivre le projet, de s’en faire l’exégète : la bande dessinée documentera et consignera l’élaboration de chaque élément, gardera trace des histoires que Marcel échafaude autour.
« Finalement, on s’est beaucoup plus influencés, confie Thierry Van Hasselt. Ses dessins sont entrés dans ma bande dessinée. Et la construction de sa ville a évolué en fonction de nos résidences communes chez Agnès B., à la Fondation Vasarely [^2], en Suisse ou à Venise. Au départ, lui voulait faire une ville, moi une bande dessinée. Maintenant, nous voulons tous les deux vivre à FranDisco et partir avec dans d’autres pays, dans d’autres villes. Peut-être à New York, le grand rêve de Marcel. »
Nouvelle étape dans ce projet-vie, et plus de trois ans après leur rencontre, la bande dessinée Vivre à FranDisco paraît. Avec elle, nous voilà plongés au cœur d’un urbanisme utopique, franc, fantasque, foutraque, qui dégomme par la bande notre normalité et celle qu’imposent les institutions.
« Ainsi, ce que les personnes en situation de handicap mental vivent au quotidien nous paraît être la résultante inéluctable du progrès et de l’expérience humaine en matière de prise en charge du faible par le fort, écrit Anne–Françoise Rouche, directrice artistique de La S, avec son cœur et son énergie, elle-même devenue personnage de Vivre à FranDisco. Or, il arrive qu’un individu fasse vaciller ces certitudes, repousse les limites et nous montre que réinventer un langage de liberté est possible […]. Par sa création, [Marcel] a trouvé des solutions pour échapper au déterminisme social, à la vie institutionnalisée, à la vacuité d’une existence ritualisée. » Et FranDisco de s’en ressentir, plus débridé à chaque découverte de Marcel : la ville d’abord axée sur l’église-piscine et l’usine à chicons, où travaillent des ouvriers nus, s’est notamment enrichie d’une gondole et d’un hélicoptère, d’un arc de triomphe et d’une Cité polychrome du bonheur, œuvre et rêve de Vasarely.
Même l’art brut est question d’horizons, de rencontres et de choix (à l’heure, du moins, où il ne devrait plus être question d’enfermement, physique ou social). À tout artiste son « arme ». Ses outils, sa technique. Adaptés à ce qu’il veut construire, montrer. Il n’y a pas d’immobilisme en la matière, mais des préférences, des essais, voire des ruptures. Si Marcel a toujours été fasciné par l’architecture et attiré par l’univers 3D, il a d’abord et longuement dessiné des immeubles et modelé la terre, sans lier les deux univers. Jusqu’au jour où il demanda à Fabian (artiste animateur de l’atelier dessin) de lui apprendre à maîtriser la perspective. Ce partage a permis à Marcel de mettre au point sa technique de construction et de se lancer à l’assaut de son imaginaire bâtisseur.
Thierry Van Hasselt n’est pas en reste de métamorphose. Pour suivre le monde de Marcel, il a troqué ses images grasses et lourdes de corps, son atmosphère glauque de produits chimiques, contre la légèreté du Rotring (stylo-encre) à pointe très fine. Dessinateur surentraîné, il croque. FranDisco vue de l’extérieur, comme une œuvre, et FranDisco vécue de l’intérieur, comme une ville. Il dessine les habitants, les visiteurs. Il dessine Marcel dans son imaginaire, sa pratique et son quotidien. Tout au trait, au premier jet. Quelques coups de Tipp-Ex corrigent à peine des lignes noires légères et habitées. Thierry ne triche pas : il laisse le blanc du correcteur ressortir sur le blanc cassé du papier. Ses Rotring et son Tipp-Ex font écho au scotch et au carton de Marcel. Ils disent ensemble et en silence les images en construction, les tâtonnements, les monuments de grâce. Ou les moments de grâce. De folie, de frénésie. Sans limite, sans niaiserie.
À FranDisco, bâtiments et personnages ont tous plusieurs surfaces, façades, faces. Ces façons d’être et d’être représentés sont synthétisées « par ordre d’apparition » en ouverture du livre, comme clés d’accès à FranDisco. Anne–Françoise est tour à tour touriste en casquette, nageuse en bikini, Madone et femme-fontaine de l’esprit. Marcel-cornet-de-frites sert un burger à saint Nicolas, Marcel-communiant s’élève dans les airs, Marcel-poupée mate des City Parade Girls quasi gonflables.
Marcel est bien sûr le plus « nombreux » d’entre les personnages. Il est le démiurge de FranDisco. Il y fait entrer la couleur : dans la Fondation Vasarely, -Marcel-urbaniste la pose sur le papier à coups de feutre. Grâce à FranDisco, ville libre et utopique, et à Vivre à FranDisco, projet commun et en devenir, Thierry a explosé ses limites imaginaires, tandis que Marcel a pris pleine conscience de son art, avec humour. Le voilà dans son costume carton de « Lord Building », divinité, bâtisseur permanent et visage de Marcel parmi d’autres lui-même, écho à nos « nous » multiples.
[^1] Avec l’ancien Créahm France et Creative Growth à San Francisco.
[^2] Architecte de la seconde moitié du XXe siècle.