« Le Labour a toujours été europhile »

Selon l’analyste Tariq Ali, le vote, quel que soit son résultat, fera éclater le Parti conservateur. Quant au parti de Jeremy Corbyn, il s’illusionne sur sa capacité à changer l’Union européenne de l’intérieur.

Olivier Doubre  • 22 juin 2016 abonné·es
« Le Labour a toujours été europhile »
© Photo : BEN STANSALL/AFP.

Anglais d’origine pakistanaise né en 1943, écrivain de renommée internationale, dirigeant de la New Left Review (la grande revue de la gauche radicale anglo-saxonne, créée en 1960), Tariq Ali s’est engagé dès l’adolescence pour de multiples causes. Longtemps trotskiste, il milita contre l’impérialisme américain ou la dictature militaire au Pakistan (lui interdisant tout retour), pour la cause palestinienne ou les droits des Noirs aux États-Unis. Acteur de la vie politique britannique, il analyse ici les clivages induits par le référendum sur le maintien ou non du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Et en particulier les divisions au sein de la gauche, avec un Parti travailliste dirigé par Jeremy Corbyn, opposé à la sortie de l’UE mais très critique sur l’Europe néolibérale.

Quelles sont les caractéristiques de cette campagne au sein de la gauche et de la droite ?

Tariq Ali : Ce référendum provoque surtout un clivage profond autour du Parti conservateur, avec un David Cameron qui représente les élites économiques de l’UE et un Boris Johnson (l’ex-maire conservateur de Londres) défendant sans vergogne les intérêts du capitalisme anglais. Ce dernier soutient que le Brexit renforcera la City de Londres en tant que centre dominant de la finance internationale. Mais, au fond, les différences idéologiques sont légères au sein de la droite, quelle que soit la réponse choisie au référendum.

À gauche, l’écrasante majorité des parlementaires du Parti travailliste et des dirigeants de la confédération des trades unions [les syndicats, NDLR] est en faveur du maintien du Royaume-Uni dans l’UE. Et bon nombre des partisans de Tony Blair seraient même très heureux de faire campagne avec le gouvernement -Cameron, ce que certains ont même fait (Tony Blair lui-même, son « dauphin » Gordon Brown ou l’ex-patron du Labour, Ed Miliband). Mais Jeremy Corbyn a mis son veto à toute forme de campagne commune avec les conservateurs. S’il est contre le Brexit, celui-ci n’en demeure pas moins très critique vis-à-vis de l’UE, arguant qu’il sera possible de la changer de l’intérieur. Tout cela a sans aucun doute affaibli la campagne en faveur du maintien dans l’UE.

En face, chez les conservateurs, la tendance favorable à la sortie a reçu le soutien de l’Ukip, ce parti d’extrême droite fort de 3,8 millions d’électeurs.

Au sein de la gauche, existe-t-il de grands clivages sur cette question d’un éventuel Brexit ?

La gauche est elle aussi assez divisée. Quinze ou seize parlementaires travaillistes voteront probablement en faveur de la sortie de l’UE, tout comme les plus radicales des petites organisations syndicales. Une très modeste coalition à la gauche du Parti travailliste – dite Lexit, contraction de « left » (gauche) et d’« exit » (sortie) –, composée de syndicalistes radicaux et des (petits) partis communiste et socialiste, est elle aussi pour la sortie de l’UE. Cependant, à gauche, le débat a surtout lieu entre les deux ailes du Labour, qui regroupent la très grande part de ses parlementaires. Même si certains ont pris la décision de s’abstenir, avec un certain dédain pour l’enjeu.

Pour ma part, je voterai en faveur de la sortie de l’UE, afin de la punir de son comportement avec la Grèce, le Portugal et l’Irlande. Car ceux, à gauche, qui disent vouloir changer l’UE de l’intérieur n’ont aucun plan alternatif sérieux, ni même une simple ébauche de Constitution de rechange. Le slogan « Une autre Europe est possible » est tout simplement fumeux : la réalité est qu’aucune autre UE n’est possible dans les faits.

Comment Jeremy Corbyn peut-il être en faveur du maintien dans l’UE quand cela signifie approuver – par défaut – bon nombre de politiques néolibérales en Europe et dans chacun des pays membres ?

Corbyn dirige un parti europhile qui, en outre, jusqu’à très récemment, n’a cessé de mimer le thatchérisme. D’ailleurs, François Hollande, dès son premier voyage à Londres, et Manuel Valls ont exprimé leur grande admiration pour Tony Blair. Or, c’est l’homme politique le plus détesté et méprisé d’Angleterre ! Corbyn n’est pas un europhile convaincu, mais il a décidé – pour des raisons tactiques, je crois – de ne pas ouvrir un nouveau front dans la véritable guerre interne au Labour.

La gauche de la gauche est-elle très mobilisée dans cette bataille ? De quelle manière ?

Elle est très divisée aussi. Même si, pour certains, l’UE apparaît comme l’étalon-or des temps jadis : intouchable. Tout cela, en tout cas, ne produit pas une situation favorable pour la « vraie » gauche anglaise, déjà faible et isolée.

Comment celle-ci imagine-t-elle le futur si le camp du maintien dans l’UE l’emporte ? Et dans le cas inverse ?

Personne ne sait ce qui adviendra. Mais, en cas de Brexit, on peut penser que la demande d’un nouveau référendum sur l’indépendance de l’Écosse verra rapidement le jour. 71 % des Écossais disent qu’ils voteront pour le maintien dans l’UE. Par ailleurs, un Brexit ferait probablement éclater le Parti conservateur. Ce qui serait déjà un petit « bond en avant » ! Surtout, cela signifierait que, si Corbyn venait à être élu ensuite, il serait en bonne posture pour mettre en œuvre son programme anti-austérité.

En revanche, si le camp du maintien dans l’UE l’emportait, Corbyn aurait beaucoup plus de difficultés à mettre en œuvre ce programme, quand bien même les divisions du Parti conservateur conduiraient celui-ci à éclater. Car je crois que Cameron démissionnera dans les deux cas. Immédiatement si le Brexit l’emporte, d’ici quelques mois si le camp du maintien dans l’UE gagne. En tout cas, les divisions des conservateurs bénéficieront au Parti travailliste – à moins que les blairistes ne décident de fomenter un putsch en interne contre Corbyn…

Monde
Publié dans le dossier
Brexit : Une campagne assassine
Temps de lecture : 5 minutes

Pour aller plus loin…

« Pour Trump, les États-Unis sont souverains car puissants et non du fait du droit international »
Vidéo 17 janvier 2025

« Pour Trump, les États-Unis sont souverains car puissants et non du fait du droit international »

Alors que Donald Trump deviendra le 47e président des Etats-Unis le 20 janvier, Bertrand Badie, politiste spécialiste des relations internationales, est l’invité de « La Midinale » pour nous parler des ruptures et des continuités inquiétantes que cela pourrait impliquer pour le monde.
Par Pablo Pillaud-Vivien
Avec Donald Trump, les perspectives enterrées d’un État social
Récit 17 janvier 2025 abonné·es

Avec Donald Trump, les perspectives enterrées d’un État social

Donald Trump a promis de couper dans les dépenses publiques, voire de supprimer certains ministères. Les conséquences se feront surtout ressentir chez les plus précaires.
Par Edward Maille
Trump : vers une démondialisation agressive et dangereuse
Analyse 17 janvier 2025

Trump : vers une démondialisation agressive et dangereuse

Les règles économiques et commerciales de la mondialisation ayant dominé les 50 dernières années ont déjà été fortement mises en cause. Mais l’investiture de Donald Trump va marquer une nouvelle étape. Les échanges économiques s’annoncent chaotiques, agressifs et l’objet ultime de la politique.
Par Louis Mollier-Sabet
À Hroza, en Ukraine, les survivants tentent de se reconstruire
Reportage 15 janvier 2025 abonné·es

À Hroza, en Ukraine, les survivants tentent de se reconstruire

Que reste-t-il quand un missile fauche 59 personnes d’un petit village réunies pour l’enterrement d’un soldat ? À Hroza, dans l’est de l’Ukraine, les survivants et les proches des victimes tentent de gérer le traumatisme du 5 octobre 2023.
Par Pauline Migevant