« Le Labour a toujours été europhile »
Selon l’analyste Tariq Ali, le vote, quel que soit son résultat, fera éclater le Parti conservateur. Quant au parti de Jeremy Corbyn, il s’illusionne sur sa capacité à changer l’Union européenne de l’intérieur.
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Anglais d’origine pakistanaise né en 1943, écrivain de renommée internationale, dirigeant de la New Left Review (la grande revue de la gauche radicale anglo-saxonne, créée en 1960), Tariq Ali s’est engagé dès l’adolescence pour de multiples causes. Longtemps trotskiste, il milita contre l’impérialisme américain ou la dictature militaire au Pakistan (lui interdisant tout retour), pour la cause palestinienne ou les droits des Noirs aux États-Unis. Acteur de la vie politique britannique, il analyse ici les clivages induits par le référendum sur le maintien ou non du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Et en particulier les divisions au sein de la gauche, avec un Parti travailliste dirigé par Jeremy Corbyn, opposé à la sortie de l’UE mais très critique sur l’Europe néolibérale.
Quelles sont les caractéristiques de cette campagne au sein de la gauche et de la droite ?
Tariq Ali : Ce référendum provoque surtout un clivage profond autour du Parti conservateur, avec un David Cameron qui représente les élites économiques de l’UE et un Boris Johnson (l’ex-maire conservateur de Londres) défendant sans vergogne les intérêts du capitalisme anglais. Ce dernier soutient que le Brexit renforcera la City de Londres en tant que centre dominant de la finance internationale. Mais, au fond, les différences idéologiques sont légères au sein de la droite, quelle que soit la réponse choisie au référendum.
À gauche, l’écrasante majorité des parlementaires du Parti travailliste et des dirigeants de la confédération des trades unions [les syndicats, NDLR] est en faveur du maintien du Royaume-Uni dans l’UE. Et bon nombre des partisans de Tony Blair seraient même très heureux de faire campagne avec le gouvernement -Cameron, ce que certains ont même fait (Tony Blair lui-même, son « dauphin » Gordon Brown ou l’ex-patron du Labour, Ed Miliband). Mais Jeremy Corbyn a mis son veto à toute forme de campagne commune avec les conservateurs. S’il est contre le Brexit, celui-ci n’en demeure pas moins très critique vis-à-vis de l’UE, arguant qu’il sera possible de la changer de l’intérieur. Tout cela a sans aucun doute affaibli la campagne en faveur du maintien dans l’UE.
En face, chez les conservateurs, la tendance favorable à la sortie a reçu le soutien de l’Ukip, ce parti d’extrême droite fort de 3,8 millions d’électeurs.
Au sein de la gauche, existe-t-il de grands clivages sur cette question d’un éventuel Brexit ?
La gauche est elle aussi assez divisée. Quinze ou seize parlementaires travaillistes voteront probablement en faveur de la sortie de l’UE, tout comme les plus radicales des petites organisations syndicales. Une très modeste coalition à la gauche du Parti travailliste – dite Lexit, contraction de « left » (gauche) et d’« exit » (sortie) –, composée de syndicalistes radicaux et des (petits) partis communiste et socialiste, est elle aussi pour la sortie de l’UE. Cependant, à gauche, le débat a surtout lieu entre les deux ailes du Labour, qui regroupent la très grande part de ses parlementaires. Même si certains ont pris la décision de s’abstenir, avec un certain dédain pour l’enjeu.
Pour ma part, je voterai en faveur de la sortie de l’UE, afin de la punir de son comportement avec la Grèce, le Portugal et l’Irlande. Car ceux, à gauche, qui disent vouloir changer l’UE de l’intérieur n’ont aucun plan alternatif sérieux, ni même une simple ébauche de Constitution de rechange. Le slogan « Une autre Europe est possible » est tout simplement fumeux : la réalité est qu’aucune autre UE n’est possible dans les faits.
Comment Jeremy Corbyn peut-il être en faveur du maintien dans l’UE quand cela signifie approuver – par défaut – bon nombre de politiques néolibérales en Europe et dans chacun des pays membres ?
Corbyn dirige un parti europhile qui, en outre, jusqu’à très récemment, n’a cessé de mimer le thatchérisme. D’ailleurs, François Hollande, dès son premier voyage à Londres, et Manuel Valls ont exprimé leur grande admiration pour Tony Blair. Or, c’est l’homme politique le plus détesté et méprisé d’Angleterre ! Corbyn n’est pas un europhile convaincu, mais il a décidé – pour des raisons tactiques, je crois – de ne pas ouvrir un nouveau front dans la véritable guerre interne au Labour.
La gauche de la gauche est-elle très mobilisée dans cette bataille ? De quelle manière ?
Elle est très divisée aussi. Même si, pour certains, l’UE apparaît comme l’étalon-or des temps jadis : intouchable. Tout cela, en tout cas, ne produit pas une situation favorable pour la « vraie » gauche anglaise, déjà faible et isolée.
Comment celle-ci imagine-t-elle le futur si le camp du maintien dans l’UE l’emporte ? Et dans le cas inverse ?
Personne ne sait ce qui adviendra. Mais, en cas de Brexit, on peut penser que la demande d’un nouveau référendum sur l’indépendance de l’Écosse verra rapidement le jour. 71 % des Écossais disent qu’ils voteront pour le maintien dans l’UE. Par ailleurs, un Brexit ferait probablement éclater le Parti conservateur. Ce qui serait déjà un petit « bond en avant » ! Surtout, cela signifierait que, si Corbyn venait à être élu ensuite, il serait en bonne posture pour mettre en œuvre son programme anti-austérité.
En revanche, si le camp du maintien dans l’UE l’emportait, Corbyn aurait beaucoup plus de difficultés à mettre en œuvre ce programme, quand bien même les divisions du Parti conservateur conduiraient celui-ci à éclater. Car je crois que Cameron démissionnera dans les deux cas. Immédiatement si le Brexit l’emporte, d’ici quelques mois si le camp du maintien dans l’UE gagne. En tout cas, les divisions des conservateurs bénéficieront au Parti travailliste – à moins que les blairistes ne décident de fomenter un putsch en interne contre Corbyn…