Le temps des barbares
Prenons garde à tous les discours identitaires qui exaltent des « racines » fantasmées dans l’unique but de se différencier. Trop d’affirmation de soi, c’est le début de la haine de l’autre.
dans l’hebdo N° 1408 Acheter ce numéro
C’est peu dire que l’actualité est anxiogène. Nous sommes sans doute nombreux à avoir parfois la tentation de l’échappée belle vers des régions paisibles, tous nos écrans éteints. Mais non ! C’est plus fort que nous. Devoir moral ou névrose, nous ne pouvons détourner notre regard des folies du monde. Tout simplement peut-être parce que c’est le nôtre, et qu’il n’y a plus d’ailleurs. Il nous faut regarder en face le massacre d’Orlando, et d’urgence nous interroger sur le profil du tueur. Il nous faut revoir ces images de barbarie sur le Vieux-Port de Marseille. Et nous interroger encore. Ce type que l’on voit à la télévision briser une chaise sur le crâne d’un inconnu, qui est-il ? Que veut-il ? Quel terrible contentieux l’oppose à sa victime, qu’il abandonne gisant à ses pieds ? Autant de questions sans véritables réponses : il ne veut rien. Sa victime, il ne la connaissait pas, et il n’avait aucune raison de lui vouer une haine particulière. Plus étrange encore, il lui ressemblait : même crâne rasé, même tee-shirt blanc, même silhouette empâtée.
Joyce Carol Oates, la romancière de la boxe, aurait dit qu’il lui ressemblait trop pour ne pas voir que c’était lui-même qu’il frappait. Il y a sans doute du vrai là-dedans. Pour s’abêtir ainsi, il faut se détester soi-même. On cherche en vain toute autre explication à cette violence que l’on appelle « hooliganisme ». La phrase de Joyce Carol Oates s’applique peut-être plus encore au tueur homophobe d’Orlando, dont on apprend qu’il fréquentait la boîte de nuit gay où il est revenu commettre le carnage.
Au bord de ce néant, il nous faut bien nous raccrocher à des catégories politiques connues : ici, le terrorisme islamique et là, le fascisme, dont le hooliganisme est un avatar. Le fanatisme religieux ou un nationalisme poussé à l’extrême. Dans tous les cas, la haine de l’autre. La revendication d’une identité exacerbée, et l’affirmation d’une supposée normalité ethnique ou sexuelle. La toile de fond n’est évidemment pas sans intérêt. Que ce soit le chaos qui règne au Moyen-Orient ou l’état économique et social de la Russie. Ce n’est pas un hasard si ce pays fournit aujourd’hui le gros des troupes hooligans. Destructuré socialement, il est mû de haut en bas par un nationalisme à la recherche de la puissance perdue. Et quand ce n’est pas le nationalisme, c’est le tribalisme, de la ville, du club, du quartier, qui anime ces gens.
Mais il n’y a pas que la Russie. À plus petite échelle, notre pays connaît aussi ce genre de phénomènes. Prenons garde à tous les discours identitaires qui exaltent des « racines » fantasmées dans l’unique but de se différencier. Trop d’affirmation de soi, c’est le début de la haine de l’autre. Quand on entend le récent discours d’un Nicolas Sarkozy, exaltant « les traditions chrétiennes » d’un pays « d’églises, de cathédrales, d’abbayes, de calvaires », « né du baptême de Clovis », on se dit que ces mots, tombés dans de mauvaises oreilles, ne peuvent qu’engendrer des haines inexpugnables. Voilà le vrai communautarisme. Notre tribalisme à nous.
Nos hooligans en déduiront qu’ils peuvent haïr les immigrés. Ils s’en trouveront légitimés dans leur détestation. Certains passeront à l’acte. Les dérives identitaires, qu’elles soient articulées dans des discours ronflants, ou exprimées dans des opérations de commandos, sont la marque d’une époque qui a renoncé à la question sociale. Haine de l’immigré, haine du musulman, haine de l’homosexuel…Voilà pourquoi je n’ai pas pu m’empêcher de faire un lien entre les rixes de Marseille et le massacre d’Orlando. Même si les descentes des hooligans russes ne sont plus guère qu’anecdote en regard du crime de masse commis en Floride. Et ce n’est pas seulement la rencontre fortuite de ces événements dans l’actualité qui m’inspire ce rapprochement. C’est d’abord cette violence folle, apparemment dépourvue de sens, qui semble guetter de toutes parts. C’est ensuite, la haine de l’autre qui repose sur une définition de la « norme ». C’est à partir de la norme que l’on peut se fabriquer cet « autre », tout juste bon à haïr.
L’analyse a évidemment plusieurs niveaux. Les assassins appartiennent à des catégories politiques. Ils ont aussi leur histoire personnelle. À Orlando, il me semble moins important de savoir si oui ou non le tueur a agi comme un « soldat » de Daech, et quelle était la nature de ses liens avec les jihadistes, que de comprendre ses motivations intimes. Daech, organisation criminelle, violemment homophobe, est évidemment un réceptacle à tous les délires. Une justification aux yeux des tueurs. Mais classer le massacre d’Orlando au rang d’acte terroriste, et s’en tenir là, c’est en minimiser le caractère homophobe. Et, quelque part, le banaliser. On a beaucoup comparé ces jours-ci cette tragédie aux attentats du 11-Septembre ou à ceux de Paris, en novembre dernier. On ne peut évidemment s’empêcher de faire le rapprochement. Mais ce n’est pas sans risque. Celui d’oublier que, cette fois, l’attaque était ciblée, et que l’homophobie est omniprésente dans nos sociétés. Le crime est moins étranger qu’il y paraît à notre culture.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.
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