Les 32 heures, ça peut marcher !

La réduction du temps de travail est la solution la moins coûteuse contre le chômage, estiment **Pierre Larrouturou** et **Dominique Meda**, qui visent la campagne de 2017.

Erwan Manac'h  • 27 juin 2016 abonné·es
Les 32 heures, ça peut marcher !
© Photo : Franck Peery/AFP.

Deux défenseurs infatigables de la réduction du temps de travail ont repris la plume. À l’approche de la présidentielle, Dominique Méda et Pierre Larrouturou espèrent tourner la page de quinze ans de procès à charge contre les 35 heures (1). Ils veulent convaincre la gauche, et notamment au sein de « la primaire des gauches », dont ils sont co-initiateurs, de faire des 32 heures une idée phare en 2017.

N’est-ce pas un peu «  déconnecté  » de parler de réduction du temps de travail en plein mouvement contre le détricotage du droit du travail ?

Pierre Larrouturou : Au contraire : les gens seraient plus nombreux à se mobiliser si nous arrivions à distinguer une alternative crédible. Nous voulons montrer qu’il existe une autre route que le modèle allemand ou américain. Tout ne se fera pas d’un claquement de doigts, mais c’est possible, et il est urgent de reprendre ce mouvement historique.

Dominique Méda : Cela nous inscrit dans une lutte offensive. Les 32 heures permettraient de créer un choc sur le chômage. Elles nous feraient également avancer sur beaucoup de questions structurelles, comme l’égalité hommes-femmes.

Selon vous, les embauches rendues nécessaires par la baisse du temps de travail doivent être compensées par une baisse de cotisations sociales pour les entreprises. Cela n’engage-t-il pas l’État dans un plan très coûteux ?

D. M. : Non, c’est même l’une des politiques les moins coûteuses ! Neuf mille euros par emploi créé. Ce n’est rien comparé au Crédit d’impôt et de compétitivité (CICE), voté en 2013, qui a coûté 40 milliards d’euros à l’État sans baisse du chômage.

P. L. : Le chômage coûte chaque année à l’État 80 milliards d’euros, dont 35 milliards pour l’Unedic [la caisse d’assurance chômage, NDLR], sans parler, évidemment, du coût social et humain. Dans un pays comme le nôtre, où de l’argent est heureusement investi dans la solidarité, nous disposons d’une marge de manœuvre pour orienter autrement ces dépenses. Elles pourraient être dévolues à des exonérations de cotisations aux entreprises (8 %), à condition que celles-ci embauchent au moins 10 % de leur effectif au moment du passage aux 32 heures.

Le tout finira par s’équilibrer, car la baisse du chômage conduit à une baisse des dépenses de l’Unedic, et les personnes embauchées représentent autant de nouvelles cotisations pour l’assurance maladie. Cet argent-là, les partenaires sociaux peuvent le recycler pour financer les baisses de cotisation.

Les entreprises devront aussi passer par une période de « modération salariale », c’est-à-dire un gel des salaires. Est-ce acceptable pour des travailleurs pauvres qui peinent déjà à joindre les deux bouts ?

P. L. : Dans les entreprises qui ont déjà mis en place la semaine de quatre jours, on s’aperçoit que les salariés s’y retrouvent en travaillant un jour de moins, car ils laissent leur voiture au garage, déjeunent un jour de moins en ville, etc.

En outre, si le chômage diminue, la part des salaires dans la répartition des bénéfices pourra augmenter, car le chantage à l’emploi sera moindre, et le pouvoir de négociation des salariés en sortira renforcé.

D. M. : C’est un effort de solidarité à court terme : on préfère qu’il y ait plus de gens qui travaillent que de voir son propre salaire augmenter. Mais, à long terme, ce processus relâchera la pression sur les salaires.


C’est un choix stratégique délicat pour la gauche…

P. L. : De plus en plus de responsables politiques y semblent prêts. Pierre Laurent, secrétaire national du PCF, a évoqué les 32 heures dans son discours de clôture du 37e congrès, en juin. La salle s’est levée et l’a applaudi. La CGT prépare une campagne sur le sujet. Tous savent que cela signifie qu’on ne peut pas demander une grosse augmentation de salaire, mais, si nous voulons avoir une vision stratégique, nous devons regarder la promesse de créer 1,5 million d’emplois : ce sont autant de salaires nouveaux entrant dans les foyers.

Vous dénoncez un débat biaisé sur le bilan des 35 heures…

P. L. : Oui, une cabale anti-35 heures a été organisée pour des raisons idéologiques et parce que nous savons très bien à qui profite le chômage de masse. Quand il y a 6 millions de chômeurs et 8 millions de pauvres, qui peut demander une hausse de salaire ? Le « partage » du travail est une réalité en France : nous avons d’un côté 4 millions de chômeurs qui font zéro heure par semaine, et ceux et celles qui sont à temps plein et font plus de 39 heures ! Le chômage provoque 15 000 décès par an, selon l’Inserm, tandis que travailler plus de 55 heures par semaine augmenterait de 33 % le risque d’accidents vasculaires cérébraux, selon une étude britannique d’août 2015.

Nous assistons à un partage stupide, binaire et sauvage du travail. Mais beaucoup de patrons en sont très contents, car cela conduit à un partage des revenus très profitable aux actionnaires.

Il faut également se souvenir que, lorsque l’Église et la CGT se sont mises ensemble, en 1906, pour obtenir la semaine de six jours, on lisait des articles expliquant que les ouvriers allaient se mettre à boire et ne pourraient pas reprendre leur poste le lundi ! Au moment de l’instauration des congés payés, certains expliquaient que les ouvriers partiraient à la mer et ne reviendraient pas ! Finalement, ils ont appris à nager, et le tourisme est aujourd’hui le premier secteur pourvoyeur d’emplois.

Votre propre bilan des 35 heures est toutefois critique…

D. M. : Pourtant, cela avait bien commencé. Des aides aux entreprises étaient conditionnées à la création d’emploi, et le temps de travail était réduit sans changer le mode de décompte. La priorité absolue de la réforme était la création d’emplois. Mais, au moment de la loi Aubry 2 [votée en 1999], les conditions ont été assouplies sous la pression du Medef. Les baisses de cotisation n’étaient plus conditionnées à des embauches.

P. L. : On a également sorti le temps d’habillage ou de douche du temps effectif de travail, par exemple. Beaucoup de salariés se sont sentis floués, à juste titre. Mais, malgré cela, les 35 heures ont permis la création de 350 000 emplois sans nuire à notre compétitivité. Aucune mesure de droite contre le chômage ne peut afficher un tel résultat.

Les hôpitaux sont toutefois devenus un symbole du pire, qui a discrédité l’idée de réduction du temps de travail.

P. L. : En effet, cela n’a pas bien fonctionné. Un certain nombre de fonctionnaires du ministère des Finances avaient décidé de faire des économies en appliquant les 35 heures sans créer de places dans les écoles d’infirmiers, pour ne pas avoir à recruter. Or, il faut ouvrir ces écoles : la bonne nouvelle, c’est que cela va créer de l’emploi.

Vous préférez parler de semaine de quatre jours que de 32 heures. Pourquoi ?

P. L. : Il y a beaucoup de métiers dans lesquels on ne compte pas ses heures. C’est le nombre de jours qu’il faut réduire si on veut que la durée réelle du travail diminue, et pas uniquement la durée légale. Nous défendons aussi l’idée du principe « 1 sur 5 » : une semaine de vacances toutes les 4 semaines, voire une année sabbatique tous les 4 ans. Mais c’est aux salariés d’en décider, dans leur entreprise, dans le cadre d’une négociation.

D. M. : Nous devons également encadrer le recours au « forfait jour », qui a été distribué trop largement.
 Pour les très petites -entreprises, nous devons aussi développer les groupements d’employeurs, qui permettent d’embaucher autrement qu’à temps partiel.

Vous écrivez aussi que la réduction du temps de travail permettrait un gain de « flexibilité ». Ce leitmotiv des libéraux ne vous fait-il pas peur ?

P. L. : La flexibilité, c’est comme le cholestérol : il y en a une bonne et une mauvaise. Il existe notamment une demande de flexibilité dans les secteurs liés à une saisonnalité. Est-ce qu’on y répond comme aujourd’hui, avec des salariés « sifflés » 24 heures avant ? Ou est-ce qu’on est capable de préférer une flexibilité interne, sans précarité ? En passant à 32 heures, une entreprise d’agroalimentaire, par exemple, peut produire trois jours par semaine au printemps, quatre le reste du temps, pour grimper à cinq en novembre et en décembre afin de produire davantage avant les fêtes. Grâce aux 32 heures, l’entreprise embauche 10 % de salariés en plus avec la même masse salariale [du fait des exonérations de cotisations sociales, NDLR], ce qui lui permet de faire face à un pic d’activité avec des employés qualifiés et formés, sans intérim ni CDD. C’est une flexibilité sans précarité.

Vous réfutez l’idée selon laquelle Uber et la révolution numérique conduisent à « la mort du salariat »…

D. M. : C’est une machinerie idéologique. On commence par nous dire que « tous les emplois vont disparaître », avec pour unique argument une étude de deux chercheurs -d’Oxford affirmant que 47 % des emplois seraient menacés. Mais l’OCDE vient de la contredire, en estimant ce chiffre à 9 % ! On agite le chiffon rouge pour nous inciter à tout lâcher sur le salariat, la stabilité de l’emploi, etc. Il ne faut pas céder à cette manœuvre.

Il y a un autre discours qui s’installe, selon lequel tous les jeunes auraient envie de s’installer à leur compte pour être autonomes. C’est une immense illusion ! Se mettre à son compte, et notamment en auto-entrepreneur, c’est entrer dans un sacerdoce qui débouche souvent sur l’auto-exploitation. C’est encore un moyen de casser le code du travail, qui est notre héritage le plus précieux.

Cela veut-il dire, selon vous, que l’idée d’un revenu de base est prématurée ?

D. M. : Je pense que la semaine de quatre jours et le revenu de base sont deux utopies un peu exclusives l’une de l’autre. Ma crainte est que l’utopie du revenu de base, qui se marie tout de même très bien avec le libéralisme, nous permette d’avoir bonne conscience et de lâcher sur un point essentiel : le partage du travail.

Il est clair que nous devons essayer de délier le travail et le revenu, en oubliant la productivité individuelle du travail [matérialisée par les primes « au mérite », NDLR]. Mais l’idée de couper complètement le revenu du travail, avec un revenu universel par exemple, ne me paraît pas encore totalement fondée.


Un débat neuf pour 2017

À la recherche d’un marqueur fort pour son projet économique, la gauche reste divisée sur la façon de mettre en avant la réduction du temps de travail.

Nombreux à gauche sont ceux qui jugent qu’il faut reprendre le mouvement historique de réduction du temps de travail pour lutter durablement contre le chômage. Affaiblie depuis une quinzaine d’années par le bilan mitigé des 35 heures, l’idée ressurgit dans la perspective des élections de 2017. En mai, cent cinquante personnalités gravitant autour de « la -primaire à gauche » appelaient dans Alternatives économiques à « remettre [cette question] au cœur du débat public ». On y trouvait plusieurs frondeurs socialistes ainsi que des cadres d’EELV et du PCF.

Au-delà de ce consensus de façade, un débat subsiste sur la hiérarchie des priorités. Pierre Larrouturou (Nouvelle Donne) juge que la revendication d’un Smic à 1 700 euros, qui figurait au programme du Front de gauche en 2012, est contradictoire avec un projet de baisse du temps de travail. « Si nous créons un rapport de forces suffisant pour imposer les 32 heures, je ne vois pas pourquoi il faudrait concéder une modération salariale, alors que la part des salaires dans le partage de la valeur ajoutée a diminué de 10 points depuis 1982 », lui répond Pierre Khalfa, coprésident de la Fondation Copernic et membre d’Ensemble !.

Sur le terrain syndical, la CGT partage la même certitude. Depuis 2015, elle a adopté les 32 heures comme slogan et veut en défendre une version « ambitieuse », sans nouvelles exonérations pour le patronat ni gel de salaire pour les salariés. « C’est une erreur historique de prôner la modération salariale, car la consommation est un moteur économique primordial pour la France, il faut la soutenir par un coup de pouce aux salaires », juge Mohammed Oussedik, chargé du dossier sur la réduction du temps de travail au sein du syndicat.

EELV défend les 32 heures annualisées, mais reste concentré sur une autre priorité : le revenu universel sans condition, ou « revenu de base ». Cette mesure permettrait de « sortir d’un salariat figé pour donner aux travailleurs une plus grande autonomie », défend Agnès Michel, responsable de la commission économie, social et services publics à EELV. Le débat est technique, mais il est aussi fondamental, et l’idée peut « créer un électrochoc », car elle suscite de l’intérêt « à droite comme à gauche et permet de recréer du débat autour d’un autre modèle de société », affirme Agnès Michel.

Quant à la CFDT, qui a défendu les 35 heures dans les années 1990, elle passe son tour pour la semaine de quatre jours et préfère l’idée d’une réduction du temps de travail « tout au long de la vie ». E.M.

Travail
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