« Les conflits du travail restent prépondérants »

Sociologue spécialiste du militantisme et des mouvements sociaux, Irène Pereira analyse les caractéristiques de la mobilisation actuelle, au regard des grandes grèves du passé.

Olivier Doubre  • 1 juin 2016 abonné·es
« Les conflits du travail restent prépondérants »
© JEAN-SEBASTIEN EVRARD/AFP

Irène Pereira est à la fois spécialiste de philosophie politique et sociologue des mobilisations. C’est avec son engagement à SUD-Éducation, doublé de fortes convictions libertaires, qu’elle se met à travailler sur le militantisme, en particulier le syndicalisme enseignant. Forte de cette conjugaison des points de vue, entre action militante et analyse sociologique des formes de mobilisations, Irène Pereira décrypte ici les similitudes et les différences du mouvement actuel contre la loi travail avec les grandes grèves du passé, de Mai-68 à nov.-déc. 1995 notamment. Et souligne la persistance de la centralité de la grève comme mode d’action et de protestation collectives.

Qui peut se permettre de faire grève, vu la situation du salariat aujourd’hui ? Peut-on dire, comme en 1995, que les salariés du public font grève aujourd’hui « par délégation » pour ceux du privé ?

Irène Pereira : Je crois que cette idée de grève « par délégation », ou « par procuration », reste actuelle dans la mesure où l’on sait que l’implantation syndicale n’est pas répartie de manière uniforme. Dans le secteur public, le syndicalisme demeure puissant, tout comme dans certaines grandes entreprises privées, en particulier dans celles qui étaient nationalisées auparavant. Mais à côté de cela, dans les petites ou très petites entreprises, qui représentent une part très importante du tissu économique en termes d’emplois, le taux de syndicalisation est très faible. De même, dans des secteurs comme le commerce ou d’autres du tertiaire qui se sont développés ces dernières décennies, les emplois sont souvent précaires ou atypiques, et il est très difficile de développer des sections syndicales, notamment avec le phénomène répandu du turn-over du personnel. Il y est donc très difficile de faire grève, de développer une vie syndicale et, plus largement, de faire valoir tous ses droits de travailleurs.

Quelles ressemblances et différences observez-vous par rapport aux plus importantes mobilisations du passé, comme Mai-68 ou 1995, voire 2003, 2006 ou 2010 ?

Il y a évidemment des différences et des points communs. Tout d’abord, il y a la division -syndicale, comme c’était le cas en 1995 notamment, avec la CFDT d’un côté, la CGT et d’autres grandes organisations de l’autre : on sait que c’est une configuration défavorable au départ pour un large mouvement. En même temps, il y a d’autres ressemblances avec des mouvements antérieurs, avec les blocages dans les raffineries et d’autres secteurs en pointe, dont la grève remporte malgré tout une certaine adhésion dans la population, et apparaît en quelque sorte comme une grève « par délégation » d’autres salariés qui ne sont pas en mesure de cesser le travail. Il faut noter la place que prennent ces secteurs que l’on peut qualifier de « bloquants », ce qui est dû à la structure du capitalisme aujourd’hui où, dans une société en réseaux, les transports, l’énergie et les communications sont tout à fait vitaux pour l’ensemble de l’économie.

La stratégie de bloquer ces points cruciaux permet ainsi d’avoir un poids sur l’infrastructure économique du pays. Il faudrait d’ailleurs relever que ces secteurs ont aussi un fort impact environnemental…

Comment la contestation est-elle perçue par l’ensemble de la population ?

En dépit du matraquage médiatique à l’encontre de ces formes d’actions, beaucoup de gens ne réagissent pas négativement et se disent : « Moi, je ne peux pas faire grève, ou si je la faisais, cela n’aurait pas beaucoup de poids ; mais eux la font, ça a un impact et on les soutient ! » En 2010, ce soutien s’est exprimé avec les caisses de grève. Alors que le gouvernement, relayé par les médias dominants, ne cesse de répéter que c’est une minorité qui bloque et paralyse le pays, celle-ci n’est pas isolée et bénéficie du soutien d’une bonne part de la population. D’autant plus que l’article 49.3 à l’Assemblée nationale a été utilisé alors qu’une majorité de la population était opposée à ce passage en force.

Par le passé – sauf dans le cas du mouvement contre le CPE en 2006 –, l’adoption du texte signait plutôt la fin du mouvement. Or, ce qui paraît assez inédit ici, c’est que le mouvement perdure, voire a tendance à s’amplifier, une fois la loi adoptée à l’Assemblée. C’est aussi une différence notoire avec d’autres mobilisations antérieures. Et, du coup, j’ai l’impression que le gouvernement ne sait plus trop quoi faire.

En outre, la configuration est aussi inhabituelle, parce qu’il apparaît que chacun des deux côtés, gouvernement et syndicats, est tenté de jouer « la carte Euro ». Du côté du gouvernement, le vieil adage « du pain et des jeux » semble toujours valable ! Mais du coté des syndicats, je crois qu’on se dit que tout le monde aura les yeux braqués sur la France durant l’Euro, et qu’il va y avoir un grand besoin de transports qui fonctionnent. Le gouvernement est-il prêt à prendre le risque d’affronter un mouvement de contestation et de blocages dans ce contexte ? Enfin, deux autres caractéristiques de ce mouvement apparaissent également inhabituelles : l’éclosion du mouvement Nuit debout qui perdure, en dépit de certaines baisses de fréquentation, et la conflictualité dans les manifestations, qui ressemble plus à ce qu’on voit dans les contre-sommets que dans les manifestations syndicales classiques. J’ajoute que, par rapport à d’autres mouvements, on a vu une mobilisation assez forte des étudiants et des lycéens au début, mais qui n’a pas vraiment duré, alors que c’est le contraire que l’on a souvent observé par le passé. Tout cela en fait donc un mouvement assez atypique.

La grève reste-t-elle le moyen le plus efficace ? Une diversification des moyens d’action pourrait-elle l’être également ?

Il y a un discours assez en vogue aujourd’hui qui tend à relativiser les conflits du travail, en mettant en avant d’autres formes de mouvements sociaux et de mobilisations, d’autant plus avec la précarité qui se généralise… Or, il est indéniable qu’en termes d’ampleur de mobilisation, de blocages, de capacité à concentrer l’attention de la société, les conflits du travail conservent un poids prépondérant. Que ce soit en 2010 ou en 2016, c’est bien avec des conflits du travail que l’on voit les forces de revendications se retonifier. Bien sûr, on a entendu, avec les ZAD autour du barrage de Sivens ou contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, vanter l’importance de nouvelles formes de conflictualité et -expliquer que le territoire devenait une revendication majeure au lieu des questions autour du travail. Sans nier la force de certains de ces mouvements, je n’y crois pas beaucoup, dans le sens où l’on voit bien, notamment dans les milieux populaires, que la grève reste le mode d’expression central, mais doublée de blocages et de piquets de grève. Il est d’ailleurs à noter qu’aujourd’hui, à la différence de 1968 voire de 1936 où l’occupation des lieux de travail était un mode d’action très utilisé, on ne voit essentiellement que des blocages, à côté des grèves classiques. Mais pas d’occupations d’usine.

Comme en 1995, la grève structure donc la protestation populaire…

Ces derniers temps, comme il n’y avait pas de mouvements sociaux, la protestation s’exprimait en effet par un ras-le-bol peu construit, capitalisé malheureusement – pour une bonne part – par l’extrême droite et son discours contre l’immigration. Mais ce ras-le-bol visait déjà les inégalités, l’injustice sociale, les politiques néolibérales et la façon dont elles traitent le monde du travail. Aujourd’hui, au moins, la protestation s’est focalisée sur la question sociale, et les gens ont parfaitement compris qu’avec cette loi travail ils seront encore plus exploités, plus précarisés… C’est, je crois, ce qui explique ce soutien au mouvement actuel. Le gouvernement agite la peur et l’insécurité par rapport à l’ordre policier, mais les gens ressentent bien davantage l’insécurité sociale, qu’on leur promet plus dure encore en déréglementant le marché du travail. Et la montée du niveau de conflictualité dans les manifestations est sans doute due autant aux violences policières qu’à la peur de la précarité et à la violence de l’injustice sociale.

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