L’histoire en « Sandwich »
Philippe Artières raconte l’année 1980 à travers les petites annonces de Libération. Une année charnière.
dans l’hebdo N° 1409 Acheter ce numéro
Elles étaient classées par rubriques, intitulées « taulards » ou « chéri(e)s » pour celles restées les plus célèbres. Chaque samedi, le supplément « Sandwich » rassemblait les petites annonces envoyées par les lecteurs de Libération, quotidien alors à l’écoute de toutes les (contre-)cultures des années 1970, qui n’était pas, loin de là, le Libé d’aujourd’hui. On y lisait, par exemple : « Vends urgent œuvres complètes de Lénine (neuf) pas faute de conviction mais de fric », « Groupe punk rock influencé Ramones un peu sérieux et musique speedée cherche bassiste bon niveau ». Mais aussi : « Recherche jeune fille pour voyage États-Unis, jeune fille sympa, cool et sentimentale, physique et beauté indifférents. Garçon 23 ans, cheveux châtains, les frais du voyage sont à ma charge, traversée des États-Unis en auto-stop. Toi la fille sympa écris-moi » ; « Thierry, es-tu toujours à Fleury-Mérogis ? Ma lettre m’est revenue avec “non présent à l’établissement”. Donne signe de vie si tu peux. Bises, Michèle B. »…
Les petites annonces du Libé de ces années-là donnaient à lire des bribes de vie parfois marginales, des désirs rarement exprimés ou des propositions de vente ou d’échange en tout genre.
Historien, spécialiste de la question de l’archive, Philippe Artières s’est plongé dans les milliers d’annonces de la seule année 1980, véritables « fragments pour écrire une histoire sociale de la France giscardienne ». Entre « données brutes et autoportraits, voire fictions », elles donnent à voir cette époque charnière de la fin des « années 68 », quand « la Révolution est déjà loin et le libéralisme encore à quelques encablures ».
Bien sûr, ces petits textes dessinent uniquement l’image d’une « communauté d’individus » de la France de 1980, celle « d’un lectorat plutôt jeune et urbain d’un journal de gauche ». Mais ce supplément de petites annonces de Libération peut être considéré comme un vrai « dispositif d’enregistrement du social ».
Pour parfaire la représentation de cette époque, l’auteur a ajouté à l’échantillon de fac-similés de ces annonces diverses « formes de relevés portant sur la même période » : comptes rendus trimestriels de la Banque de France sur l’état de l’économie, bulletins météo prévisionnels et même la liste, heure par heure, des événements sismiques survenus en France métropolitaine !
Une description au plus près du présent, en somme, ou, « après Pérec, de l’infra-ordinaire » que l’auteur complète, en bon historien, par une « chronologie de l’extra-ordinaire, des événements violents de l’année 1980 ». Ainsi, à partir de toutes ces « miettes » d’histoire, « ces trous de serrure irrésistibles sur le présent », Philippe Artières se fait, tel un peintre impressionniste, le portraitiste par petites touches de la société française au tournant d’une décennie.