Philippe Marlière : « Le nationalisme n’est pas une idée de gauche »

Le cas britannique a démontré, selon le politologue Philippe Marlière, qu’un « non » de gauche à l’Union européenne était risqué dans un contexte de repli identitaire.

Erwan Manac'h  • 29 juin 2016 abonné·es
Philippe Marlière : « Le nationalisme n’est pas une idée de gauche »
© Odd ANDERSEN / AFP

Le Brexit n’est pas une bonne nouvelle pour la gauche européenne, car il traduit davantage un repli sur soi qu’une critique de la politique néolibérale de l’Union, prévient le politologue -Philippe Marlière.

Y a-t-il une chance pour que le Brexit fasse bouger la ligne politique de l’Union européenne ?

Philippe Marlière : À écouter les réactions des capitales et des responsables européens, il est probable que leur action vise surtout à tenter de préserver le statu quo et d’éviter que le Brexit ne remette en cause l’architecture politique et économique actuelle de l’UE et de la zone euro. En Grande-Bretagne, une des conséquences de ce Brexit est que nous aurons encore plus de néolibéralisme, plus d’austérité, plus de dérégulation. D’autant plus que, pour les Britanniques, la politique de l’Europe n’a pas été une cause essentielle du Brexit. Contrairement au référendum sur le traité constitutionnel européen en France en 2005, la campagne s’est déportée sur des fractures sociales et économiques au sein du Royaume-Uni, qui est un pays très inégalitaire. Ce référendum a été l’occasion pour les laissés-pour-compte d’exprimer leur mécontentement et leur rejet. Il a ouvert une porte à l’expression publique xénophobe et raciste, qui jusqu’alors était très rare et beaucoup moins présente qu’en France.

Inversement, parmi ceux qui étaient pour le « remain » (le maintien), nous comptons 90 % de la gauche syndicale et politique, du Parti travailliste à la gauche radicale. Ils ne sont certes pas satisfaits par l’Europe actuelle, mais ils ont préféré, par précaution et autodéfense, ne pas partir avec ce Brexit, qui était clairement ancré à droite, voire à l’extrême droite.

Comment expliquer que le leader travailliste Jeremy Corbyn et les partisans du « Lexit », le « Brexit » de gauche, aient été inaudibles face à la droite et à l’extrême droite ?

Dans les dernières semaines de campagne, lorsque le débat a bifurqué sur l’immigration, l’identité nationale et les thèmes où la droite et l’extrême droite excellent, la gauche patinait. C’est à ce moment-là que certains indécis et personnalités de la gauche radicale, après avoir émis le souhait de voter pour le Brexit, sont revenus sur leur choix.

Par ailleurs, les héritiers de Tony Blair (social-libéralisme) n’ont rien à redire à l’orientation libérale de l’Europe. Et, voyant se détourner d’eux l’électorat ouvrier du Nord, ils défendent un tour de vis sur les questions migratoires. Or, vouloir freiner l’immigration est tout à fait contradictoire avec la promotion du libre-échange, qui induit une libre circulation des personnes.

Il y avait là une contradiction que Jeremy Corbyn n’a pas pu dépasser. Son entourage est attaqué parce qu’il a retiré de ses discours toute référence à une politique migratoire plus restrictive, qui aurait pu donner des gages à un électorat blanc populaire dans les bastions travaillistes. C’est pourtant une décision noble.

Jeremy Corbyn était dans une situation très compliquée : il est plus critique que la majorité des parlementaires de son parti sur la politique de l’Union européenne, mais il ne pouvait pas défendre le Brexit seul contre son parti et 60 % de l’électorat travailliste. Il est aujourd’hui dans une situation désespérée. Il devrait affronter une motion de censure, qui se traduira par un nouveau vote pour élire le leader du parti.

La gauche européenne devrait-elle réajuster sa critique de l’Europe ?

Oui, c’est le point que je défends, qui va un peu à l’encontre de la doxa de la gauche française. Certes, l’Europe prend des décisions mauvaises pour les peuples et n’a pas un fonctionnement démocratique, mais les institutions de la Ve République sont-elles démocratiques ? Est-ce que ce régime -monarcho-bonapartiste où un seul homme peut décider des pires lois et les imposer, avec un Premier ministre qui dispose de l’article 49.3, est préférable ?

Je pense qu’aucune décision importante n’est possible en Europe sans l’accord des gouvernements, et qu’il est assez réducteur de diaboliser totalement la Commission européenne – qui mérite amplement d’être critiquée – , car cela dédouane implicitement les vrais fautifs que sont Hollande et Merkel. Il faut se souvenir que c’est François Mitterrand qui a voulu le marché unique, avec les Allemands. Idem pour Maastricht. Les Britanniques ont suivi. Encore aujourd’hui, toutes les décisions importantes sont prises par les États.

Vous avez des gens à gauche qui nourrissent malgré eux un sentiment nationaliste. Or, je ne pense pas que le nationalisme soit une idée de gauche. On a vu les dégâts qu’il pouvait causer pendant et après la campagne sur le Brexit. Il y a des signes inquiétants de tensions xénophobes.

En France, la gauche serait mieux préparée. Elle peut se référer à ce qui a réussi en 2005. C’était une belle victoire, qui a montré un certain savoir-faire. Mais, avec la politique que mène aujourd’hui le PS, contraire aux intérêts des électeurs qui l’ont porté au pouvoir, son électorat pourrait partir chez les souverainistes de droite. Le discours raciste serait décuplé en France dans pareille situation, avec les Zemmour et compagnie qui l’emploient. Je ne suis pas sûr que la gauche profite d’un discours nationaliste.

Le « Lexit », Brexit de gauche, c’est comme la grève générale, ça ne se décrète pas. Il faudrait, en amont, travailler à un scénario et réfléchir à une porte de sortie. Je pense que c’est avant tout un changement de cap qui permettrait au Labour britannique de récupérer l’électorat ouvrier. L’électorat reviendrait d’autant plus vite vers le parti si celui-ci prenait un certain nombre de décisions sociales et économiques rompant avec sa politique depuis une vingtaine d’années.

Mesurez-vous l’ampleur de la crise politique ouverte par ce résultat en Grande-Bretagne ?

C’est un chaos politique, avec un flottement énorme. Le Premier ministre élu il y a un an va perdre son poste. Le leader de l’opposition devrait lui aussi être remplacé. Et l’intégrité du Royaume-Uni est menacée par les -Écossais, qui ont largement voté contre le Brexit et ne veulent pas être entraînés par la sortie de la Grande-Bretagne.

Le Brexit est aussi fondé sur des promesses mensongères qui sont démenties les unes après les autres par les responsables mêmes qui les ont proférées. Ce sera très dur pour eux de l’assumer. D’ailleurs, le Brexit n’a donné lieu à aucune célébration.

En Espagne, l’alliance Podemos-Izquierda Unida (communistes) a perdu 1,2 million de voix en six mois. Est-ce un résultat de la « peur du Brexit » ?

Il faudrait analyser le résultat dans le détail. Le Brexit ouvre effectivement une ère d’incertitude qui ne rassure pas les analystes -étrangers. Mais il faut savoir que Podemos a fait très attention à ne pas ouvrir la boîte de pandore du débat nationaliste. Il a fait le même choix que la gauche britannique, en observant de la prudence dans sa critique de l’Europe. Les Espagnols restent attachés à l’Europe, comme les Grecs d’ailleurs.

La légitimité du référendum de Notre-Dame-des-Landes (55,17 % de « oui ») est très fortement contestée, comme celle, d’ailleurs, du Brexit. La voie référendaire est-elle une solution à la crise institutionnelle que nous connaissons ?

Les votations, comme disent nos amis belges ou suisses, sont tout à fait intéressantes si elles portent sur des questions concrètes. Il y a plein de démocraties qui utilisent ces consultations, et où elles ont un sens. Le tout est qu’elles s’accompagnent d’intenses moments de politisation, comme c’est le cas au Brésil, par exemple. Il faut des assemblées où les gens participent sur des questions concrètes. Que tout le monde participe et que le périmètre de la consultation ait du sens.

Les référendums sont intéressants s’ils servent à contrer la montée de l’autoritarisme, qui est l’une des conséquences néfastes de nos institutions. Nous avons trop l’habitude de nous en remettre à un chef. Et, lorsque le gouvernement n’arrive pas à faire passer ce qu’il veut, il dispose du 49.3…

Monde
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