Affaire José Manuel Barroso : Pantouflage ou forfaiture…? telle est la question !
L’arrivée dans les hautes sphères de Goldman Sachs de M. Barroso, qui fut huit années durant président de la Commission européenne, a déclenché une intense émotion et une puissante vague de positions indignées, plus ou moins sincères. Et chacun de s’en prendre aux pantouflages publics dans des secteurs privés proches, dont on trouve tant d’excellents exemples, ingénieurs-bâtisseurs, juristes, administrateurs, financiers…
Cette pathologie n’a bien sûr pas épargné les services de l’Union européenne.
Le pantouflage, qui consiste à faire carrière dans des entreprises que l’on était censé contrôler, ou avec lesquelles l’on s’est trouvé en affaires, connaît des degrés divers, comme le péché d’hier ou la délinquance d’aujourd’hui. Il en est de véniels ; il en est aussi de fort calibre, passibles de la justice au titre de la présomption de corruption. Et l’on est en droit de trouver scandaleux des pantouflages à haut niveau de ces dernières années, en termes de conflit d’intérêts.
De cette circulation plus ou moins opaque pour le commun des mortels, entre business, administration et politique, la prise en mains de responsabilités politiques et administratives de premier plan par des personnages issus du monde de la spéculation financière (1) est la meilleure illustration, pourtant souvent occultée. Il suffit d’observer la trajectoire de Mario Draghi, président de la banque centrale européenne, auparavant vice-président pour l’Europe de Goldman Sachs ; ou, plus loin de nous, encore que très lié à la crise mondiale de 2008 dont nous peinons à nous relever, celle de Henri Paulson qui l’a « gérée » en tant que secrétaire d’État au Trésor des USA, juste après avoir dirigé la même banque.
Tout ou presque a déjà été dit à propos de Goldman Sachs, sur son rôle majeur dans la crise des « subprimes » et autres turpitudes glaçantes, de l’étranglement de la Grèce à la promotion de la directive Bolkenstein, fruit d’un néo-libéralisme forcené.
Un point éclairant mérite cependant d’être rappelé. Cette banque d’affaires dont l’esprit de lucre ne connaît pas de limites a inventé en 2003 une arme de destruction massive qui ne l’a encore menée devant aucun tribunal pénal international : une combinaison mortelle qui a intégré des matières agricoles (coton, maïs, sucre, blé) dans « l’indice de commodités » des matières premières, utilisé par nombre de fonds spécialisés, ces machines internationales à spéculer dont on doit le premier exemplaire à la même banque (1991). Le quart du marché des dérivés sur ces produits est tenu par quatre banques : Goldman Sachs, Morgan Stanley, JP Morgan et Barclays.
Ce véhicule de la spéculation sur l’alimentation a permis la multiplication par deux à trois du prix des denrées entre 2003 et 2008, alors qu’il n’y avait pas de crise mondiale de la production alimentaire.
Explosion des prix qui a provoqué de vastes famines, sur lesquelles ont pu prospérer non seulement les « printemps arabes », mais surtout l’essor des pires extrémismes. Bel exemple de financiarisation à outrance, qui refuse naturellement sa responsabilité dans les catastrophes les plus abjectes.
L’affaire Barroso pose néanmoins une autre question, celle de la forfaiture. Faire fortune dans le business est une chose. Le faire dans une entreprise peu recommandable en est une aussi. Mais se placer en situation de mettre en grand péril l’institution politique et le territoire dont on a été le plus haut fonctionnaire, en est une très différente.
On parle des conseils que va prodiguer Goldman Sachs à la Grande-Bretagne dans sa négociation avec/contre l’Union européenne, sachant que ce pays n’a jamais voulu jouer le jeu politique de l’Europe, la poussant à n’être qu’un « grand marché ». Mais qui parle des liens étroits de Goldman Sachs avec l’administration américaine dans sa composante la plus agressive et la plus néo-libérale, celle qui tente de faire passer le TAFTA ou TIPP ? Celui qui connaît tous les ressorts économiques et financiers de l’Union, ses enjeux et ses stratégies de négociation les plus intimes, serait-il susceptible de conseiller discrètement les négociateurs américains ? Participera-t-il à la vente à la découpe de l’industrie et de l’agriculture européenne ? (comme cela a déjà bien commencé en France, singulièrement avec la vente d’Alstom à General Electric (2)). Va-t-il venir en aide à un pays qui tord le bras à ses concurrents européens en fabricant des moyens juridiques exorbitants pour menacer personnellement et directement de prison des dirigeants de grandes entreprises européennes, si elles ne cèdent aux volontés de leurs financiers ?
Si nous étions dans un monde de relations commerciales internationales décentes, au moins entre pays occidentaux, où le téléphone d’une chancelière allemande ne saurait être mis sur écoute par un « pays allié », la question se poserait différemment.
Mais aujourd’hui, le passage d’un ancien président de la Commission dans un groupe financier international de ce type, ne pose-t-il pas la question de la forfaiture, et plus seulement du pantouflage ? Cette notion ne figure pas dans le droit européen actuel, même pas dans les jurisprudences, si l’on regarde le site de la Cour de Justice. Il est peut-être temps de songer à la création d’une Haute Cour européenne.
(1) Compartiment spécifique du monde de la finance, autrefois bien identifié dans l’univers bancaire, grâce la dissociation entre banques d’affaires et banques de dépôts
(2) Voir Le Figaro.fr, « Alstom, le dessous des cartes », 5 janvier 2015 : http://www.lefigaro.fr/vox/economie/2015/01/05/31007-20150105ARTFIG00339-vente-d-alstom-les-dessous-des-cartes-par-jean-michel-quatrepoint.php
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