Clotilde Rullaud : Chemin de voix

Avec une aisance vocale stupéfiante et une sensibilité bouleversante, Clotilde Rullaud repousse les limites du genre.

Lorraine Soliman  • 6 juillet 2016 abonné·es
Clotilde Rullaud : Chemin de voix
© Steven Parke

_« J’aimer__ais que d’abord ça vienne frapper la structure émotionnelle du public »_, explique Clotilde Rullaud au sujet de son plus récent projet, encore en cours de finalisation. Un vœu qu’elle a déjà amplement réalisé. Un vœu, ou plutôt une façon d’appréhender la vie dans sa profondeur vibratoire.

Clotilde Rullaud fait partie de ces artistes dont le cheminement créatif est l’extension naturelle de l’existence, et inversement. Un tout cohérent et ultra-sensoriel. L’oreille, la vie… Il y a comme une évidence dans ce qu’elle donne à voir et à entendre. La transmission directe de quelque chose d’essentiel. Depuis deux ans avec le pianiste Alexandre Saada, auparavant avec Olivier Hutman (piano), Dano Haider (guitare à sept cordes) et Antoine Paganotti (batterie) (In Extremis, Tzig’Art, 2011), encore avant avec le guitariste Hugo Lippi (Live au 7 Lézards, autoproduit, 2006), et à travers bien d’autres expériences enregistrées ou non, c’est « la dimension vibratoire et presque chamanique de la chose, dans le sens de l’échange énergétique et spirituel » qui se dégage de sa musique. La musique dans son rapport à l’autre, via notamment le chemin des harmoniques, jusqu’au squelette de chacun. Le message d’Alfred Tomatis [^1] n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde, c’est le moins que l’on puisse dire. Une vision des choses que le hasard et les rencontres avaient comme préparée de longue date.

Entrée au conservatoire à l’âge de 5 ans, Clotilde Rullaud en ressort quinze ans plus tard non seulement flûtiste aguerrie, mais surtout musicienne en devenir. « J’ai eu la chance, tout au long de mon parcours, d’avoir des professeurs inhabituels dans le sens où ils ont encouragé mon appétit de découvrir, l’absence de cloisonnement, et m’ont poussée dans la recherche perpétuelle de transmettre une émotion et un message avant toute considération d’ordre technique », explique-t-elle.

Le chant s’impose à elle plus tard, au détour d’un chemin de traverse en classe prépa d’une grande école de commerce parisienne. On est à la fin des années 1990, tous les ingrédients sont là, mais elle n’en a pas totalement conscience. Il lui faut un déclic et quelques belles rencontres pour comprendre qu’elle doit creuser sa voix : « Le jazz m’attirait beaucoup, mais je n’en connaissais pas les moyens d’accès. C’est du moins ce que je croyais. » Jusqu’à ce qu’elle décide d’arrêter de se censurer. Et bien lui en prend. École de jazz, cours de chant lyrique en parallèle, c’est le début d’une grande aventure qui l’amène rapidement à « faire le métier » – non seulement du côté du jazz, mais aussi en côtoyant le milieu manouche – et à s’intéresser à cet autre monde vocal venu de l’Est. Avec une équipe de musiciens serbo-croates, elle monte le spectacle jeune public Sur la route des Tziganes, qui tourne pendant des années dans les plus belles salles. « J’aime me plonger dans la différence, explique-t-elle, dans cette zone d’inconfort qui nous oblige à un plus grand éveil. »

Dans sa quête insatiable de partages « chantants », Clotilde croise la pédagogue Martina A Catella, fondatrice du centre de recherche et de formation vocale Les Glotte-Trotters, qui lui transmet sa méthodologie de travail fondée sur la (re)construction de la personnalité corporelle, émotionnelle et vocale de chacun. Intégrer l’équipe pédagogique de cette école hors normes semble couler de source pour l’artiste, qui n’en développe que mieux sa carrière scénique en parallèle. Avec le pianiste Alexandre Saada, avec lequel elle a fondé le duo Madeleine & Salomon, on peut parler d’un coup de foudre musical. Encore une évidence : il faut jouer ensemble et, pourquoi pas, répondre à cette commande du Melbourne Recital Centre d’une relecture personnelle de l’American Songbook

Un peu comme Jeanne Lee et Ran Blake l’avaient fait en 1962 en enregistrant le sublime The Newest Sound Around [^2], Clotilde Rullaud et Alexandre Saada, en s’associant, ont donné jour à l’un des plus beaux duos de jazz de ces dernières décennies. Avec A Woman’s Journey, splendide hommage aux chanteuses américaines engagées, le duo Madeleine & Salomon fait beaucoup plus que s’inscrire dans la grande histoire du jazz : il l’interroge en profondeur et participe à son renouvellement substantiel.

[^1] Alfred Tomatis (1920-2001) est un oto-rhino-laryngologiste qui, ayant remarqué que la qualité de l’audition avait une influence déterminante sur la voix et diverses facultés d’apprentissage. mit au point une méthode basée sur la rééducation de l’écoute.

[^2] RCA/Victor.

Musique
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