« Dès le Moyen Âge, la ville est un espace politique »

Assemblées populaires, crieurs ou même émeutes : selon Nicolas Offenstadt, la rue est depuis le XIIIe siècle un lieu de confrontations des idées.

Olivier Doubre  • 20 juillet 2016 abonné·es
« Dès le Moyen Âge, la ville est un espace politique »
© Gianni Dagli Orti/The Art Archive /The Picture Desk/AFP

Enseignant invité à l’université de Francfort-sur-l’Oder, Nicolas Offenstadt est à la fois médiéviste et spécialiste de la Première Guerre mondiale. Auteur de nombreux ouvrages [^1], il a notamment travaillé avec son collègue Patrick Boucheron sur l’espace public au Moyen Âge. Il raconte ici l’aspect des rues et des places publiques à partir du XIIIe siècle, lorsque les villes prennent leur essor, et l’évolution qu’elles connaîtront par la suite. Déjà, l’espace public est un lieu de confrontations politiques.

À quoi ressemblait une rue au Moyen Âge ?

Nicolas Offenstadt : Je vais surtout parler ici du Moyen Âge tardif, entre la fin du XIIe et le XVe siècle, quand les villes se sont considérablement développées. Pour donner un ordre de grandeur, à la fin du Moyen Âge, Paris, plus grande ville d’Occident, compte environ 200 000 habitants et Londres 50 000. Ce qui fait qu’une ville importante à l’époque peut compter 3 000 ou 4 000 habitants… Les rues sont alors assez étroites et plutôt vivantes, car il s’y passe beaucoup de choses. C’est assez connu mais il faut le rappeler : l’hygiène est très loin des standards d’aujourd’hui puisque la rue est le lieu d’évacuation des déchets et des eaux, parfois même par la fenêtre. Il y a cependant des efforts de réglementation et de contrôle.

C’est aussi un lieu de marchands, certains ambulants. Généralement, les échoppes sont ouvertes sur la rue avec des étals qui s’avancent sur la chaussée. Et c’est un lieu bruyant, ponctué des cris des commerçants vantant leurs marchandises et du vacarme des artisans au travail dans leurs ateliers. Comme c’est une époque où très peu de gens savent lire et écrire, des crieurs déclament les décisions officielles, que ce soit les jugements prononcés, les lois, les règlements urbains, un traité de paix ou des décisions fiscales. Il arrivait aussi que ces textes soient affichés, alors certains lisaient pour les autres, les illettrés, ce qui provoquait souvent des commentaires et animait encore un peu plus le lieu.

La rue est donc aussi un espace politique…

En effet. Sur certaines places publiques se tenaient des assemblées populaires, à côté des conseils urbains, plus institutionnels, qui, eux, étaient restreints et avaient lieu dans des locaux spécifiques. Tout le monde n’y participait pas ou n’y prenait pas la parole, et il existait des hiérarchies politiques entre les participants. Il s’agissait en quelque sorte d’assemblées générales où les gens venaient s’exprimer. Cela montre en tout cas qu’un certain nombre de questions politiques étaient débattues publiquement, contrairement à l’image que l’on a souvent du Moyen Âge.

La rue est donc un espace politique à trois titres. D’abord comme lieu où se déploie l’espace du pouvoir, puisqu’on y est informé de ses décisions à travers ses agents. Ensuite dans sa gouvernance et son organisation, avec ces assemblées urbaines qui ont plus ou moins de compétences mais qui s’expriment dans l’espace public. Enfin comme espace de résistance politique au pouvoir : un des enjeux de la révolte est souvent la prise des lieux de pouvoir, symboliquement ou réellement. Avec des occupations de ces lieux, par exemple, mais aussi de l’espace sonore, avec des émeutiers qui font sonner les cloches !

Il arrive que des émeutes se déclenchent immédiatement après l’annonce par les crieurs officiels d’une décision du pouvoir, fiscale notamment. Mais il y a une différence fondamentale avec les révoltes des siècles futurs, c’est que la révolte au Moyen Âge ne connaît presque jamais de contre-programme : la principale revendication est toujours le retour à un ordre antérieur ou à un mode de gouvernement passé, -supposés avoir été pervertis, abîmés, galvaudés par ceux qui le tiennent.

J’ajoute que l’espace urbain est aussi à l’époque, et pour longtemps, le lieu où la justice est rendue, où les peines sont appliquées. Les piloris, gibets et autres lieux d’exécution frappent fortement l’imaginaire collectif et ont une place fondamentale dans l’espace public. Le pouvoir marque son autorité et se fait craindre aussi dans l’espace urbain.

L’espace public est-il surveillé, avec une police spécialisée ?

Lieu des assemblées urbaines et donc des conflits politiques, la rue est évidemment surveillée, en particulier quand les villes acquièrent de plus en plus de pouvoir. On voit alors l’institution d’une police urbaine, avec ceux qu’on appelle les « sergents ». Il s’agit d’une force de police censée assurer l’ordre public, qui dépend de celui qui a l’autorité sur la ville, le seigneur. Cette autorité peut donc être partagée ou multiple, avec des sergents du roi, des sergents urbains et des sergents seigneuriaux. Ils ont des fonctions de justice et de police et sont visibles dans la rue, d’autant que certains sont des sergents-crieurs, chargés d’annoncer les décisions de justice, les condamnations ou les règlements de police. C’est l’une des caractéristiques du Moyen Âge dans ce domaine : l’échange des informations est direct entre celui qui les donne et celui qui les reçoit.

Comment et quand la rue va-t-elle ressembler un peu plus à celle que l’on connaît aujourd’hui ?

C’est évidemment une longue et lente évolution, car la ville change en permanence. Mais, au-delà des modifications progressives qui se sont opérées durant des siècles, il y a des moments d’accélération. Je pense qu’une des étapes fondamentales a lieu au cours du XIXe siècle, et même plus précisément lors de sa seconde moitié, avec les transformations dites haussmanniennes (qui ne sont pas toutes dues à Haussmann) et liées au développement démographique et industriel. Elles signifient la disparition d’un certain nombre de lieux anciens, avec de grandes percées qui ouvrent les perspectives et font disparaître les voies étroites, tout cela améliorant la fluidité de la circulation mais aussi les possibilités de surveiller la rue.

Il en est de même pour l’hygiène et l’éclairage de nuit, qui progressent fortement à la fin du siècle et plus globalement durant la première moitié du XXe siècle, puisque l’électrification ne se généralisera que dans les années 1930. Sans oublier qu’auparavant le feu était très présent, tant pour la lumière que pour le chauffage et le travail, et que les incendies étaient donc fréquents et très dévastateurs. Il faut en tout cas bien comprendre que tous ces changements ont été lents et progressifs.

[^1] Voir notamment : En place publique. Jean de Gascogne, crieur au XVe siècle (Stock, 2013) et L’Espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jürgen Habermas, avec Patrick Boucheron (PUF, 2011).

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