La rue est nous : Le chou-fleur au fusil
Villes bétonnées, coupées de la nature, éloignées des champs… Partout des citoyens engagent leur reconquête par la végétation, un mouvement qui dépasse la seule demande d’espaces verts.
dans l’hebdo N° 1413-1415 Acheter ce numéro
C’est de la subversion zéro risque, aux armes accessibles sans difficulté : des boulettes d’argile et de terreau farcies d’une poignée de graines de votre choix – fleurs, légumes, arbustes, etc. Nuitamment et en bande (c’est plus sympa), vous sortirez en ville pour balancer vos grenades vertes sur des friches, au pied des immeubles – où vous voulez. Ça y est, vous êtes un « guérillero jardinier » ! Combattant de la nature contre le béton pour verdir le gris, fleurir les terrains vagues, nourrir la biodiversité dans l’extrême minéral.
Le mouvement des Green Guerillas prend racine en 1973 à New York, quand l’artiste Liz Christy et ses amis créent des jardins sauvages à coup de seed bombs (bombes à graines). L’inspiration s’est répandue dans plusieurs pays. Elle touche la France en 1995, à Rennes. Si sympathiques et pacifiques soient-elles, ces initiatives braquent la municipalité. Qui finit pourtant par signer avec l’association Rennes jardin une convention autorisant celle-ci à végétaliser le domaine public « à titre -précaire ». La guérilla jardinière a depuis gagné de nombreuses villes françaises.
Cette rébellion anti-bitume à visée esthétique s’est rapidement enrichie d’ambitions plus larges. « J’ai toujours contesté la mouvance pro-“espaces verts”, explique Christian Garnier, urbaniste et ancien administrateur de la fédération France nature environnement (FNE). Les gens revendiquaient 10 mètres carrés de gazon fleuri par habitant, un “béton vert” calibré qui n’avait de naturel que le nom. » À la fin des années 1970, il contribue à inventer le « cadastre vert », recensement fin du monde végétal en ville, du persil jusqu’aux arbres. À Lille, le cadastre, établi par des associations sur 1 500 hectares en centre-ville, montre que la végétation y est plus importante en volume que dans les espaces verts publics !
Città slow : la lenteur des villes pour la qualité de la vie
La vitesse nous empoisonnerait-elle ? Pour ce qui est de la nourriture, si l’on considère le fast-food, c’est à peu près certain. Plus largement, la reconquête d’une temporalité garantissant notre bien-vivre dans un espace public apaisé constitue la véritable lutte politique de demain à l’échelle de la cité : telle est en tout cas la conviction qui a réuni en 1999 quatre édiles de petites ou moyennes villes italiennes dans l’une d’entre elles, Greve in Chianti, un gros bourg au creux des magnifiques collines toscanes, entre vignobles, oliviers et cyprès.
S’inspirant du mouvement Slow Food, né en Italie également dix ans plus tôt pour promouvoir une alimentation saine issue de producteurs locaux, les Città Slow (villes lentes), regroupées au sein du Réseau international des villes du bien-vivre, sont aujourd’hui près de 170 à travers le monde, du Canada à l’Australie, de la Turquie à la Corée du Sud, en France, en Suède ou en Allemagne…
Ne devant pas dépasser 50 000 habitants, ces villes lentes s’engagent par une charte contraignante (et contrôlée par des inspecteurs dépêchés par le réseau) à développer « un urbanisme à visage humain », des transports collectifs et alternatifs, l’hospitalité et les solidarités (notamment intergénérationnelle), mais aussi les productions et coutumes locales, jusqu’aux systèmes d’échanges locaux. Une volonté de remettre la ville au service – et à la vitesse (limitée) – du citoyen.
La politique des « espaces verts » a bien changé depuis. Les paysagistes urbains -travaillent désormais avec la nature. Gilles -Clément, un maître en la matière, défend les herbes folles et les friches ensauvagées. Paris lui-même est en pointe dans la promotion de la biodiversité. À Montreuil (93), à l’initiative de passionnés d’oiseaux, l’un des parcs de la ville a été en partie laissé à l’état naturel. Les services municipaux abandonnent de plus en plus souvent les produits phytosanitaires, laissant les graines spontanément recoloniser les bordures de trottoir. Il est devenu tendance d’entretenir des ruches en ville et d’y récolter du miel. « La perception de la nature en ville s’est profondément transformée », constate Christian Garnier.
Avec des basculements paradoxaux : en raison de l’intensification de l’agriculture industrielle, certaines villes recèlent une biodiversité plus riche que les campagnes aux alentours ! À la fin des années 1990, l’urbaniste apprend que des agriculteurs des environs de Châlons-en-Champagne conduisent les enfants à la ville pour leur montrer des oiseaux, des insectes et certaines espèces d’arbres. « Les représentations de la nature se construiront de plus en plus souvent en ville, il faudra en tenir compte dans l’éducation », prédit Christian Garnier.
Les questions alimentaires jouent un rôle primordial dans ce développement, comme le montre le succès des jardins ouvriers (ou familiaux), dont le nombre a culminé à 250 000 en France après la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de parcelles potagères urbaines où des habitants à faibles moyens cultivent des aliments sains à moindre coût. Le mouvement s’exprime fortement depuis New York, où des community gardens sont dédiés à la production alimentaire, aux rencontres et à l’expérimentation sociale.
Dans la ville de Detroit, sinistrée dans les années 2000 par la crise de l’automobile, des habitants arrachent le bitume pour planter des légumes. En Californie, une municipalité autorise l’installation d’un poulailler et d’un potager communautaires devant l’hôtel de ville. Dans la banlieue nord de Lisbonne, paupérisée, la culture de parcelles urbaines fournit une large part de -l’alimentation des riverains. À Châteaubriant (Loire–Atlantique), un observateur de FNE constate un jour que des maraîchers urbains produisent pour des céréaliers des alentours, qui n’ont plus le temps d’entretenir des potagers !
Le premier jardin partagé français naît en 1997 à Lille, version collective de cette agriculture urbaine. Des habitants se regroupent en association pour cultiver légumes, fruits et liens sociaux. Les jardins partagés sont aujourd’hui en plein essor. Lancer la nature à l’assaut du béton, produire des aliments, développer la convivialité : c’est dans cet esprit que des bailleurs sociaux autorisent des semis au pied des immeubles, occasions de concertations, de repas de quartier, de fêtes. À Montreuil, un collectif défend la préservation de plusieurs hectares autrefois dédiés à la culture fruitière (murs à pêches), notamment pour y relancer le maraîchage « à un kilomètre de Paris à vol d’oiseau ». À Dijon, la reconquête a pris une ampleur inédite aux Lentillères. Sur huit hectares d’anciennes terres maraîchères, des jeunes ont bâti depuis 2012 un lieu de vie alternatif, centré sur la reprise de la production potagère et la protection des arbres [^1]. « Longtemps célébrée comme un vestige des temps passés, l’agriculture en ville s’impose aujourd’hui à l’agenda des politiques », écrivent l’économiste André Torre et la géographe Lise Bourdeau-Lepage [^2].
Ce phénomène est illustré avec le développement des écoquartiers, ces portions urbaines où la ville nouvelle s’invente. Les aménageurs de Lyon-Confluence, énorme écoquartier qui accueillera à terme 15 000 habitants et 25 000 salariés, ont imposé la création d’une amap (association pour le maintien d’une agriculture paysanne), qui y livre légumes et fruits bio. Des riverains se sont regroupés pour créer des jardins partagés en pied d’immeuble, avant d’obtenir un terrain plus vaste sur l’espace public. À proximité, un collectif de compostage recycle les déchets organiques.
Le WWF a joué un rôle clé dans ces initiatives grâce à un partenariat noué dès 2010 avec la métropole de Lyon. « Au départ, les aménageurs étaient très centrés sur l’efficacité énergétique des bâtiments, rapporte Canddie Magdelenat, chargée du programme Villes durables de l’ONG. Ils ne savaient pas trop comment s’y prendre avec les questions d’alimentation et de biodiversité. »
Le WWF s’appuie sur les dix préconisations de son outil « One planet living » (« Vivre avec une seule planète »), qui vise à réduire l’empreinte écologique de l’habitat tout en accroissant la qualité de vie. « La nature participe fondamentalement au bien-être et à la santé des habitants, et des études le mesurent », souligne la responsable.
À Lyon-Confluence, des aménagements – gabions à galets, nichoirs, végétalisation systématique des pieds d’immeubles, fossés, etc. –favorisent la vie naturelle et les corridors verts. « Et les inventaires montrent une vraie reconquête sur cette ancienne zone portuaire ! » On dénombre dix-huit types de libellules, insecte marqueur de la bonne qualité des eaux, mais aussi des chauves-souris (dont les espèces souvent menacées), le héron cendré et toute une vie gravitant autour de jardins aquatiques installés, notamment, pour épurer les eaux usées des bâtiments.
« Publics, élus, promoteurs… Depuis le lancement du projet, les mentalités ont considérablement évolué, conclutCanddie Magdelenat. En particulier, tout le monde a compris que cette reconquête de la nature en ville ne s’imposera que si les habitants y sont étroitement associés. »
[^1] Voir Politis n° 1391 (18 février 2016.).
[^2] www.metropolitiques.eu (6 février 2016)