L’énorme fragilité des éléphants
La lutte contre le trafic d’ivoire se renforce, alors que le massacre des pachydermes se poursuit. Mais la destruction des habitats naturels et le dérèglement climatique menacent tout autant l’espèce.
dans l’hebdo N° 1412 Acheter ce numéro
La communauté internationale aurait-elle enfin pris conscience de la gravité de la menace qui pèse sur les éléphants ? Lundi 20 juin, les ministres de l’Environnement de l’Union européenne ont adopté pour cinq ans un plan d’action contre le trafic d’espèces sauvages, qui implique, entre autres, que les États reconnaissent le commerce de l’ivoire comme un « crime grave ». Le plan veut s’attaquer à tous les maillons de la chaîne. La priorité est de renforcer les sanctions au niveau national et de consolider le partenariat mondial entre les pays d’origine, les pays de destination et les pays de transit. Début juin, les États-Unis, deuxième destination mondiale du trafic, annonçaient des mesures similaires.
Plusieurs associations de défense de la nature se sont félicitées de l’avancée européenne, dont le WWF, qui avait publié, début juin, un rapport particulièrement alarmant : dans la fameuse réserve tanzanienne de Selous, l’une des plus importantes au monde, la population d’éléphants s’est effondrée, réduite de près de 90 % en quarante ans à peine. En cause : le braconnage. À ce rythme, les éléphants de Selous auront disparu en 2022.
L’échantillon illustre la situation catastrophique du continent africain. Il y subsiste quelque 470 000 éléphants, contre environ 1,3 million au début des années 1980. L’espèce vit actuellement sa « plus grave crise de conservation depuis vingt-cinq ans », s’alarmait en 2014 une publication de l’Académie des sciences aux États-Unis. Selon le Fonds international pour la protection des animaux (Ifaw), 25 000 à 35 000 éléphants sont tués en Afrique chaque année pour leurs défenses – soit un individu massacré toutes les quinze minutes. Les analyses ADN pratiquées par l’ONG indiquent que l’ivoire ainsi prélevé proviendrait à 80 % d’Afrique centrale, la région actuellement la plus touchée, devant l’Afrique de l’Ouest.
L’Asie en partie épargnée
L’Asie, qui recense 40 000 éléphants, est moins attractive que l’Afrique pour les braconniers, car seuls les mâles de cette population possèdent des défenses. De nombreux individus ont également été domestiqués par les villageois, utilisés comme bêtes de somme. L’espèce est cependant menacée par la destruction de son habitat. Et le braconnage, même limité, menace la reproduction de l’espèce par le prélèvement exclusif des individus mâles.
En outre, le trafic d’ivoire est devenu une importante source de financement des conflits en Afrique de l’Est. Un rapport de l’ONG Elephant Action League révèle ainsi que les chabab, jihadistes somaliens affiliés à Al-Qaïda, y prennent part. L’arrivée de groupes terroristes sur ce marché illégal est même la raison de -l’attention récente de nombreux pays occidentaux, constate Céline Sissler-Bienvenu.
Depuis 1989, tous les éléphants d’Afrique sont pourtant inscrits à l’annexe I de la Convention sur le commerce international des espèces sauvages menacées (Cites), qui prohibe les exportations d’ivoire. Mais seulement les exportations, et c’est une limite déterminante. Cet accord, ratifié par l’immense majorité des États, n’empêche pas la circulation de l’ivoire à l’intérieur des périmètres nationaux, ce qui laisse toute latitude au développement des marchés domestiques nationaux, très importants en Asie. Les cargaisons de contrebande sont ainsi « blanchies » quand elles franchissent les frontières de la Chine, signataire de la Cites et destinataire de 70 % des tonnages mondiaux, où la vente d’ivoire sculpté est légale. « Par sa demande intérieure, ce pays est le grand stimulateur du braconnage mondial, résume Lamine Sebogo, coordinateur du programme WWF de sauvegarde des éléphants en Afrique. Il est donc nécessaire de s’attaquer aux acteurs clés à tous les niveaux de la chaîne de trafic. »
C’est en partie l’objectif du plan de l’Union : surveillance renforcée des trophées de chasse, coopération communautaire accrue, partenariat avec les pays d’origine, de transit et de destination, avec la promesse d’imposer des « engagements ambitieux » sur ce chapitre dans les futurs traités commerciaux.
Plusieurs pays africains, qui tirent d’importants revenus de leurs parcs nationaux, ont décidé de renforcer leur engagement pour enrayer ce qui s’appellera bientôt une éradication. En avril, à la suite d’un sommet très médiatisé tenu avec ses homologues du Gabon et de l’Ouganda, le président kenyan a lui-même allumé un énorme bûcher de 105 tonnes de défenses issu du braconnage, l’ensemble de ses stocks, et la plus importante crémation du genre en Afrique à ce jour. Il a également affirmé qu’il demanderait « une interdiction totale du commerce de l’ivoire » à la prochaine réunion de la Cites en septembre prochain à Johannesburg. « Car la lutte contre le braconnage nécessite des financements que les pays africains n’ont pas », commente Lamine Sebogo.
Mais, malheureusement, il n’y a pas que le braconnage : la destruction des habitats -naturels est même la principale menace qui pèse sur les éléphants, souligne Céline Sissler–Bienvenu. L’impact est moins violent et immédiat que les boucheries à l’arme automatique, et, circonstance délicate, les politiques publiques sont en cause. WWF montre que les éléphants de Selous pâtissent également de l’exploration pétrolière et gazière ainsi que de l’extraction minière, qui contaminent les eaux et grignotent le territoire protégé des pachydermes.
Les autorités locales brandissent souvent l’explosion démographique en Afrique pour justifier le recul forcé des hardes dans des espaces de plus en plus restreints. « Les États ne se mobilisent pas sur cette question », déplore Céline Sissler-Bienvenu, dénonçant un laxisme dicté « par des intérêts économiques forts ». Ces dernières années, de grandes portions de forêts primaires ont ainsi été détruites au profit de plantations comme le palmier à huile, dont la production est très rentable à l’exportation. « De nombreuses entreprises asiatiques sont mandatées par les pays africains pour construire des industries et des infrastructures, dans le seul but du développement économique. »
Moins médiatisé encore, l’impact du réchauffement climatique, pourtant tout aussi important. « Les périodes de sécheresse obligent certaines populations d’éléphants à migrer pour survivre. Et ils arrivent sur des terres déjà occupées par le bétail et les populations humaines », commente la spécialiste.
Le sort des populations locales est en effet souvent occulté par la guérilla anti-braconniers. En juillet 2015, les Nations unies adoptaient une résolution sur le trafic illicite de la faune, qualifiée d’historique par les associations car elle encourage « le développement d’autres moyens de subsistance viables pour les communautés touchées par le commerce illicite » et leur « pleine participation dans la conservation et la gestion durable des espèces ».
La lutte pour la survie des éléphants d’Afrique passe par un long travail de sensibilisation des autorités et des populations locales, approuve l’Ifaw. « Un éléphant vivant a plus de valeur à terme qu’un éléphant mort, dont on récupère la viande ou l’ivoire », explique Céline Sissler-Bienvenu.
Mettre en valeur l’intérêt économique et écologique de ces animaux dans leur milieu naturel, à travers l’écotourisme : c’est l’objectif de l’observatoire EleWatch, auquel la spécialiste participe. Rangers, restaurateurs, producteurs locaux, services… Autant d’emplois potentiels au bénéfice des populations locales. « L’objectif est de montrer que l’écotourisme compense, pour les habitants, le coût de la cohabitation avec les éléphants. »