Malaise dans la démocratie
Vilipendés, désertés, les partis politiques sont en reflux, et les citoyens revendiquent une relation plus directe avec le pouvoir. L’horizon politique est-il en voie d’« ubérisation » ?
dans l’hebdo N° 1412 Acheter ce numéro
Avec Emmanuel Macron, ça a été le coup de foudre. Politique, s’entend. « J’étais écœuré du militantisme, il m’a redonné de l’espoir », résume Benoît. Le quadragénaire revient de loin. Élu en 2008 adjoint au maire socialiste d’une ville de l’Oise, il a fini par rendre sa carte après une décennie de bons et loyaux services : « Je ne supportais plus de reverser 10 % de mes indemnités d’élus à ce parti de barons locaux cumulards. »
Benoît s’essaie un temps à l’aventure des « listes citoyennes », puis saute le pas. Il y a quelques mois, il a rejoint En marche !, le mouvement du fringant ministre de -l’Économie. Avec l’idée que s’en remettre à une personne « de confiance » plutôt qu’à un parti serait plus judicieux. Plus gratifiant, aussi : « On a été reçus à Bercy avec des camarades. Alors que, quand je militais au PS, j’étais un anonyme criant dans le désert », souligne-t-il, en déroulant les qualités de sa nouvelle idole : « jeune », « pragmatique », « accessible »…
« Macronistes », « mélenchonistes », « juppéistes » ou même « marinistes ». Les noms propres ont fait, ces derniers temps, une entrée fracassante sur le ring politique. L’effet de la présidentielle à venir. Mais la fascination bien française pour l’homme ou la femme providentiel(le) – surtout en temps de crise – n’explique pas tout. Car cette « pipolisation » a poussé sur le terreau fertile d’une crise profonde : celle de la démocratie représentative. Premières victimes : les partis politiques, auxquels seulement 12 % des Français accordent désormais leur « confiance » [^1]. Et qu’ils cherchent à éviter, contourner ou déborder, plus souvent qu’à rallier.
« pirater » la présidentielle
Partout l’hémorragie militante est sans précédent. En moins de dix ans, le PS a vu fuir plus de la moitié de ses adhérents, quelque 60 000 âmes restant aujourd’hui fidèles à la rue de -Solférino. Chez les Républicains (180 000 adhérents à jour de cotisation), l’érosion semble, là aussi, irréversible. Au PCF, qui n’a mobilisé que 30 000 votants à son dernier congrès, on n’ose même plus revendiquer le nombre longtemps avancé de 100 000 militants communistes. Et chez EELV c’est la bérézina, avec moins de 3 000 écolos qui ont voté en juin pour désigner leur leader.
Sur ce champ de ruines, le FN, habilement rebaptisé du prénom de sa cheftaine en période électorale (« Rassemblement bleu Marine»), semble le seul à même d’engranger des soutiens. Avec un bémol : dans ce « “parti-passoire”, les sorties sont beaucoup plus fréquentes qu’ailleurs », souligne Frédéric Sawicki, professeur de science politique à la -Sorbonne et spécialiste des milieux militants.
Avec moins de 1 % de la population encartée dans un parti, le jeu démocratique – partant, le destin de la nation – repose donc sur une tête d’épingle. Aussi vieux que la République, le débat sur le manque de représentativité du jeu politique s’est pourtant vu crûment ravivé par la loi travail. Une désastreuse séquence dont on retiendra qu’elle a enfanté deux événements notables. Le mouvement Nuit debout, d’abord, où, pendant des semaines, la démocratie représentative et tout ce qui s’en rapprochait (partis, politiciens, médias…) ont été voués aux gémonies. Et le raz-de-marée de la pétition « Loi travail : non merci ! » (1,3 million de signataires : un record) lancée sur Change.org par l’ex-socialiste -Caroline De Haas.
Surfant sur son succès, la même organisait, mardi 5 juillet, la « Première Assemblée générale numérique » sur le site de Mediapart, où des personnalités (comme Susan George, d’Attac) et des anonymes ont appelé à « pirater » la prochaine présidentielle en recourant à l’abstention ou au vote blanc massifs.
coquilles vides
Personnalisation à outrance ou, à l’inverse, appel à s’organiser de manière plus collaborative grâce aux nouveaux médias sont en réalité les deux symptômes d’un même mal : le rejet des institutions politiques traditionnelles, considérées au mieux comme impuissantes, au pire comme des entraves au bon fonctionnement démocratique. « L’importante désillusion produit deux tendances apparemment contradictoires, observe la sociologue Monique Dagnaud [^2]_. Une demande d’autorité, de chef, d’un côté ; une demande de société plus collaborative, où le citoyen peut prendre plus d’initiatives – et en laisse moins à l’État –, de l’autre. »_
L’idée est en tout cas de se passer, voire de se débarrasser, des corps intermédiaires actuels, dont le député Pouria Amirshahi dresse un portrait sévère : « Que ce soit le PS ou Les Républicains, les partis ne produisent plus le début du commencement d’une idée, assène l’ex-socialiste frondeur. Ce sont des coquilles vides, obsédées par l’échéance électorale, déconnectées de la société et qui passent à côté de l’histoire. À l’heure actuelle, je ne connais pas un seul parti en France qui puisse répondre aux défis posés par la modernité. » Ajoutez l’incapacité de la social-démocratie à proposer autre chose qu’un libéralisme décomplexé. Et voilà ces partis sans idées ni idéaux, nourrissant qui plus est un certain mépris pour leurs ouailles, estime le chercheur Mathieu Vieira (voir entretien, p. 24).
C’est que la professionnalisation a fait des ravages : « Les partis se sont transformés en gigantesques machines à pourvoir des emplois, rapporte Frédéric Sawicki. Pas étonnant que les militants ne trouvent plus leur place. » En se cantonnant à organiser la course de petits chevaux des primaires, le PS, LR ou EELV auraient en quelque sorte signé leur arrêt de mort. Passant, pour reprendre les mots du politologue Rémi Lefebvre [^3], du statut de « parti militant » à celui de « parti supporter ».
Une politique 2.0 ?
Du côté de l’électorat aussi, une révolution est à l’œuvre. Ou plutôt, un « changement anthropologique, précise Frédéric Sawicki. L’augmentation générale du niveau d’éducation a entraîné un refus de l’autorité sans partage. Aujourd’hui, plus personne n’a envie d’obéir aveuglément à un chef ou à une idéologie ». Comment pourrait-il en être autrement dans cette société du consommateur roi, où l’on interpelle en direct son PDG aussi bien que son chanteur préféré sur les réseaux sociaux ? Avec des citoyens toujours plus en attente de débat et d’horizontalité, la politique aurait donc gravement tendance à « s’ubériser ». Et il n’est pas impossible que l’appel au peuple de Jean-Luc Mélenchon (lire p. 23) tienne ainsi autant de la tradition gaullienne que… de l’influence du Web 2.0 !
« Les jeunes, notamment – mais cette envie se diffuse parmi toutes les générations –, veulent avoir autant de pouvoir d’agir en politique que derrière leur écran, explique Monique Dagnaud. Ils sont habitués à des organisations beaucoup moins centralisées, très volatiles, qui tiennent davantage de la ‘‘mouvance’’ que des modèles figés hérités du XIXe siècle. » Un monde de zapping qui a ringardisé l’engagement total, sacerdotal, et de père en fille : « Les gens ont peur d’être embrigadés, ils refusent qu’on leur impose le chemin, d’où cet engagement un peu à la carte qui se développe, analyse Julien Bayou, porte-parole d’EELV, lui-même issu de la génération des « nouveaux militants », caractérisée par ses engagements au coup par coup. Pour les convaincre, il faut partir de leurs centres d’intérêt, de causes locales, pour les aider à aller vers l’idéologie – et non l’inverse. »
Stratégie de l’exit
Alors, adieu les partis politiques ? Indice que l’idée fait son chemin, les « mouvements » – le choix lexical n’est pas innocent – pullulent. De Macron et En marche ! à Mélenchon et ses Insoumis en passant par Pouria Amirshahi et son Mouvement commun, créé après son départ du PS, ils sont de plus en plus nombreux à essayer d’imaginer d’autres formes d’engagement pour séduire la société civile.
Et les récents succès électoraux de nouvelles formations européennes donnent de l’eau à leur moulin : le Mouvement Cinq étoiles, né du blog de Beppe Grillo en Italie, Podemos en Espagne – qui propose inscription sur le Net, utilisation intensive des réseaux sociaux et assemblées locales autogérées. Ou encore l’ascension surprise, en Pologne, de Pawel Kukiz, ancien rockeur, dont l’idée-phare est de priver les partis de financement.
Le meilleur exemple de cette « désintermédiation » victorieuse reste Donald Trump, dont la campagne pour les primaires républicaines, savamment réalisée contre son propre camp, a pris tout le monde par surprise. Une campagne au cours de laquelle le businessman, passé jadis par la télé-réalité et féru de Twitter (9,4 millions d’abonnés !), « a contourné les intermédiaires traditionnels – parti, presse, sondeurs – pour vendre sa candidature directement aux votants », notait Time en janvier[^4].
Reste que la stratégie de l’exit n’a rien de la martingale. Comme un signe, Podemos annonçait la semaine dernière sa volonté de devenir « un parti normalisé ». Et, en France, le chemin est ardu pour les outsiders : « Les gens qui profitent de leur notoriété peuvent percer facilement dans l’arène politique française, mais on reste sur une logique de ‘‘coup’’. La structuration est indispensable, ne serait-ce que parce qu’après la présidentielle il y a les législatives », relève Frédéric Sawicki. Et le chercheur d’estimer qu’a contrario de la tendance actuelle à vouloir faire changer les choses de l’extérieur, seul un retour en masse vers les partis pourrait faire pencher la balance. « Imaginez si les militants de l’aile gauche du PS étaient revenus en masse pour voter au dernier congrès, poursuit-il, on n’en serait sûrement pas là aujourd’hui. » Il n’est pas interdit de rêver.
[^1] Selon une enquête Cevipof de décembre 2015.
[^2] Dernier ouvrage paru : Le Modèle californien. Comment l’esprit collaboratif change le monde (Odile Jacob).
[^3]Les Primaires socialistes, la fin du parti militant, Raisons d’agir, 2011.
[^4] « How Trump Won », 18 janvier 2016.