Querelle d’héritage
Il y a une différence fondamentale entre ses expériences et les dérives idéologiques de Macron et de Valls : Rocard a toujours su où était sa maison. Il était socialiste.
dans l’hebdo N° 1411 Acheter ce numéro
C’est peut-être à cela que l’on juge les grands personnages : leur héritage intellectuel et moral est un enjeu. Un trésor que l’on se dispute. À cette aune, Michel Rocard occupe visiblement un rang élevé au panthéon des personnalités politiques de notre temps. Au soir de ce 2 juillet, quand la nouvelle de sa disparition nous est parvenue, tout le monde était rocardien, ou l’était redevenu. En vérité, ce n’est pas très étonnant en ces temps de crise de confiance. La proximité idéologique, réelle ou alléguée, avec cet homme dont l’intégrité et l’intelligence étaient unanimement reconnues, ne peut que faire du bien à des cotes de popularité souffreteuses.
De plus, Michel Rocard était simple et chaleureux. Nous l’avions rencontré l’an dernier pour une longue interview. Et comme toujours, il nous avait d’abord et longuement interrogés sur la santé de Politis, et demandé des nouvelles de Langlois. Puis, il nous avait prévenus : « Je suis sourd comme un pot », nous avait demandé s’il pouvait fumer, et s’était embarqué dans l’un de ces longs développements qu’il affectionnait, où il laissait libre cours à sa passion de convaincre. Ces démonstrations qu’il professait à en perdre haleine n’étaient jamais formatées pour le journal de 20 heures. Cela lui a valu dans le monde médiatique des reproches et des railleries. Mais, d’un coup, samedi soir, ce goût de la complexité, c’est-à-dire de la vérité, est redevenu vertu. Dans la course à l’héritage, deux personnages se sont particulièrement illustrés : Valls et Macron. La sincérité de leurs sentiments n’est évidemment pas en cause.
Mais la revendication de filiation politique est en revanche plus que discutable. L’embrouille tourne autour de la notion de « réforme ». Combien de fois a-t-on entendu ce mot au cours des derniers jours ? Prononcé d’abord par les deux prétendants, puis repris sans plus d’examen par nombre de commentateurs. L’illusion serait totale si on restait à distance de toute réalité sociale. Il n’est pourtant pas difficile de voir que les réformes de Rocard, inventeur du revenu minimum d’insertion et de la CSG, l’impôt le plus juste de notre arsenal fiscal, n’ont rien à voir avec les lois Macron. Pas besoin non plus d’être un analyste subtil de la chose politique pour mesurer ce qui sépare le théoricien de la réduction du temps de travail des fossoyeurs des 35 heures et des partisans du report de l’âge de la retraite. Sans doute, Rocard, l’audacieux, s’est-il parfois brûlé les doigts en imaginant des solutions à la marge du libéralisme, ou en pactisant avec Juppé ou Sarkozy, comme lorsqu’il s’est lancé dans cette commission pour le « grand emprunt ». Il pensait pouvoir dépasser la lutte des classes – en laquelle il ne croyait pas – par la magie du dialogue. Sans doute a-t-il été lui aussi, lui d’abord, un « briseur de tabous », un « transgressif ». Mais il y a une différence fondamentale entre ses expériences, pas toujours réussies ni opportunes, et les dérives idéologiques de Macron et de Valls : Rocard a toujours su où était sa maison. Il était socialiste. Il était de gauche. Quand les deux prétendants à la succession idéologique aimeraient ne plus entendre parler de « Parti socialiste ». L’un parce qu’il n’en a jamais été membre, l’autre parce qu’il rêve à haute voix de gommer le mot « socialiste », dont Rocard disait qu’il était le seul à faire « primer le collectif sur l’individu » [^1].
De Valls et de Macron, il disait qu’ils sont « loin de l’histoire ». Peut-on imaginer critique plus cinglante ? Avec Valls, le fossé est paradoxalement encore plus profond. Il touche à une question essentielle dans la philosophie rocardienne : la méthode. Certes, Rocard a eu la tentation de soutenir la loi travail. On ne lui fera pas dire ici ce qu’il n’a pas dit. Mais ce qu’il a dit, en revanche, et avec force, c’est que, face au blocage, il fallait remettre tout le monde autour de la table. Par souci d’apaisement devant un pays déchiré. Ce n’est pas seulement une divergence tactique. C’est toute l’identité d’un social-démocrate authentique. Ce que ne sont pas les néolibéraux Valls et Macron. Comme son lointain ancêtre social-démocrate allemand, Eduard Bernstein, Rocard aurait pu dire que « le mouvement est tout et que la fin n’est rien ».
La fin ne justifie jamais les moyens. La brutalité de Valls et sa stratégie de la tension sont à l’exact opposé de la méthode Rocard. Une méthode qu’il a fait triompher en 1988, alors que la Nouvelle-Calédonie était à feu et à sang. On n’a aucune peine à apercevoir derrière cet antagonisme l’opposition entre un socialisme décentralisateur et un centralisme crispé qui use de la référence républicaine comme d’un mantra. On m’objectera que Rocard a eu recours plus que Valls au 49-3. Là encore, il ne faut pas se laisser abuser par les apparences et les manipulations. Rocard a usé du 49-3 pour faire triompher une gauche qui n’avait qu’une majorité fragile. Pas pour « brutaliser et intimider son propre camp », comme il en a fait reproche à Valls. Lequel n’en a cure, puisqu’il a de nouveau appuyé sur sa bombinette mardi. Résultat de cette stratégie de la tension : les socialistes en viennent à devoir annuler leur université d’été. Un Parti socialiste qui a peur de la rue. Peur de la gauche. Peur de lui-même. Assurément, les héritiers de Rocard sont ailleurs.
[^1] Entretien dans Le Point du 23 juin.
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