« Crue », de Philippe Forest : La vérité en eau trouble
Dans « Crue », Philippe Forest met en scène une gigantesque inondation qui serait la métaphore de la disparition du monde. Démoniaque et magistral.
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De livre en livre, -Philippe Forest construit un univers cohérent, qui s’enracine, depuis son premier roman, L’Enfant éternel (1997), dans un événement tragique : la mort de sa petite fille de 4 ans. Dans Crue, qu’il fait paraître aujourd’hui, son narrateur, dénué de nom, a lui aussi perdu une fille du même âge. Mais Philippe Forest n’est pas dans le ressassement, plutôt dans un jeu d’échos, qui n’exclut pas l’ironie. Ainsi, lui qui a écrit deux livres directement sur la disparition de sa fille, fait dire ceci à son narrateur : « Chacun peut imaginer l’intensité d’une pareille peine sans qu’on lui en fasse le récit. Et, en même temps, on ne s’en fait une idée juste qu’à la condition d’être soi-même passé par une telle épreuve. De sorte que tout ce que je pourrais en dire se révélerait vain. »
Dans un esprit similaire, Philippe Forest fait un clin d’œil à son précédent roman, Le Chat de Schrödinger (2013). Le même animal apparaît brièvement dans Crue, ce qui n’empêche pas le narrateur de se rendre compte, une fois celui-ci parti, qu’il s’y est attaché. Et comme dans Le Chat… la relativité des chagrins est remise en cause : « La disparition la plus dérisoire peut s’avérer […] dévastatrice. Elle réveille le grand sentiment d’abandon qui ne désempare jamais, contre lequel on se protège comme on peut mais duquel personne ne triomphe longtemps. »
On l’aura compris, Crue est placé sous le signe de la perte. Mais celle-ci dépasse la seule personne du narrateur, d’une lucidité désespérée – « On vit souvent, sans le savoir, en voisin de l’enfer » –, dont, qui plus est, la mère vient de mourir, ce qui donne lieu à des pages d’une sobre mais totale noirceur. Il s’agit, plus largement, d’une perception du monde en train de disparaître, une hypothèse -catastrophiste qui pourrait bien être en train de se réaliser. Un phénomène d’engloutissement progressif, d’attraction dans le « vide » – un mot qui revient fréquemment. C’est du moins ce dont se convainc peu à peu le narrateur, et dont certains signes, plus ou moins sûrs, se manifestent au cours du roman.
La disparition énigmatique du chat en fait partie. Elle a lieu alors que le narrateur est retourné vivre là où il a grandi, un faubourg d’une grande métropole européenne (qui ressemble à Paris). Mais celui-ci est en pleine mutation. Les bâtiments les plus anciens ainsi qu’un foyer de travailleurs immigrés sont relégués dans un bas quartier, tandis que les grands immeubles flambant neufs, mais peu habités, dominent. Ils submergent ce qui perdure du passé. Ce recouvrement a une connotation sociologique, voire politique, surtout quand un incendie se déclare et détruit le foyer de travailleurs. Mais cette piste d’interprétation n’est sans doute pas la bonne, en tout cas pas la seule.
Car, plus tard, un même processus de recouvrement est à l’œuvre, plus menaçant et spectaculaire, qui constitue le morceau de bravoure du livre : la ville est soudain en proie à une crue historique. Cette crue prend des proportions beaucoup plus dramatiques que celle qu’ont connue Paris et certaines régions en France il y a quelques semaines – qui n’a pu avoir d’incidence sur l’intrigue du roman, celui-ci étant alors sous presse. Mais cette collision entre la fiction de Philippe Forest et la réalité résonne à point nommé avec la thématique qui traverse le livre : l’interpénétration entre le factice et le réel, le statut fragile de la vérité. « Lorsque la réalité se manifeste, dit à un moment donné le narrateur_, le plus souvent elle prend l’apparence de la fiction_. Étrangement. C’est pourquoi, si absurde que cela paraisse, on mesure la vérité à l’aune de sa ressemblance avec le mensonge. »
Le narrateur se fait cette réflexion parce que deux personnes, une femme et un homme qui habitaient le même immeuble que lui et qu’il a beaucoup fréquentées, ont eux aussi mystérieusement disparu, le laissant démuni, sans explication. La femme était une pianiste non professionnelle, qui jouait de la musique comme si elle rêvait, et dont le narrateur était tombé amoureux, entamant avec elle une relation intense. Tandis qu’il voyait l’homme dans le courant de la nuit, qui lui exposait avec arrogance et une faconde infatigable sa théorie sur l’effondrement du monde. Convaincu de « l’idée qu’il y avait une sorte de trou noir au bord duquel nous nous tenions et qui, arbitrairement, sans rime ni raison, aspirait les vivants, les uns après les autres, dans un même vide sans fond ».
Le narrateur, jusque-là sceptique, est troublé par la disparition de ces deux personnages, à laquelle succède la crue. Qui laisse place, une fois retirée, à un paysage d’une infinie désolation. Le narrateur se demandant dès lors si cette crue n’était pas la manifestation concrète de cette théorie, dont il s’apprête, finalement, à devenir le dépositaire.
Démoniaque et magistral, Crue pousse le vertige entre la fiction et le réel suffisamment loin pour que le lecteur ne s’interdise pas d’y voir aussi une métaphore sur la littérature elle-même. Où seraient annoncées, par exemple, l’extinction du classique roman d’amour (la femme) et celle du roman à thèse ou à résolution rationnelle (l’homme). Ce qui, somme toute, représente une bonne part de la production courante et ennuyeuse. Mais par quoi serait-elle remplacée ? Le pire n’étant pas toujours sûr, faisons un pari positif. Et ce, à rebours de la sombre tonalité du roman de Philippe Forest, mais en accord avec sa profonde singularité, et l’étourdissement qu’il provoque jusque dans la langue, là où la crue des eaux résonne avec l’hypothétique « vérité toute crue ».