FSM : Pour une justice écologique, enfin !
Barrages, oléoducs, industries pétrolières ou chimiques… Au Sud comme au Nord, les populations pauvres et les peuples autochtones, pollués et méprisés, dénoncent une nouvelle forme de colonisation.
dans l’hebdo N° 1416 Acheter ce numéro
« Bring back our girls ! », lance Isaac Asume Osuoka. « Rendez-nous nos filles ! » : le slogan a fait connaître au monde entier l’enlèvement de 276 lycéennes en 2014 par les terroristes de Boko Haram. « Mais, au cours des dernières années, ce sont des milliers de jeunes filles qui ont été capturées à la frontière nord-est du Nigeria et du Cameroun, dans la région du lac Tchad. C’est l’une des conséquences d’un désastre climatique », affirme le co-coordinateur du Gulf of Guinea Citizens Network, qui travaille notamment auprès des populations nigérianes affectées par l’exploitation pétrolière du golfe de Guinée.
Près de 60 millions de personnes dépendaient autrefois de l’eau du lac, ressource considérablement réduite par le réchauffement. Et l’exode vers le Sud a suscité des conflits entre populations musulmanes et chrétiennes. Les jeunes filles enlevées sont donc « victimes d’un dérèglement qu’elles n’ont en rien contribué à constituer. Le remboursement de cette dette écologique devient le paradigme moderne de nos luttes ! », poursuit Isaac Asume Osuoka, pour qui il s’agit là d’une nouvelle phase de la colonisation : _« Les firmes du Nord ont privatisé des pans entiers de nos pays pour l’exploitation minière et pétrolière. Les villages sont pollués. Des gens meurent des fumées des torchères. Et désormais ils sont chassés de forêts que des multinationales s’approprient pour capter du CO__2_ _en compensation des émissions qu’elles produisent ailleurs. »_
Le prêtre italien Dario Bossi anime le mouvement Justiça nos trilhos (Justice sur les rails), dans le Carajás. De cette énorme région minière d’Amazonie brésilienne est extrait un minerai de fer exporté à 92 % (vers la Chine surtout) via 900 kilomètres de ligne ferroviaire débouchant sur la côte atlantique. Pillage d’une ressource non renouvelable, pollutions, absence de retombées économiques sur le long de la ligne : « dans notre village d’Açailândia, nous sommes condamnés à manger la poussière larguée par les wagons ! »
Sous le regard de Berta, héroïne de l’environnement
« Berta vive, la luta continua ! » (« Berta est vivante, la lutte continue ! »). L’appel a résonné à de nombreuses reprises à Montréal. Berta Cáceres a été assassinée le 3 mars dernier après des années de menaces contre sa vie. Cette indigène hondurienne lenca, en lutte pour la sauvegarde de l’environnement et des territoires autochtones, entravait de puissants intérêts économiques, notamment la construction de la centrale hydroélectrique prévue sur la rivière Água Zarca, qui allait priver d’eau des centaines d’habitants de communautés indigènes locales.
La Commission interaméricaine des droits de l’homme l’identifie « personnalité menacée » dès 2009, à la suite du coup d’État qui ramène au pouvoir une droite sans scrupule. En avril 2015, elle reçoit le prix Goldman, sorte de « Nobel » de l’environnement, ce qui accroît son aura internationale. Ces protections symboliques n’auront pas empêché l’envoi de tueurs à gages à son domicile.
Ses deux jeunes filles, présentes à Montréal, ont repris le flambeau avec une étonnante sérénité. Elles contestent le sceau du secret apposé sur l’enquête, qu’elles soupçonnent de vouloir camoufler une part importante de la vérité. À savoir des implications de haut niveau : « Le meurtre de notre mère est avant tout politique », estiment-elles.
Dans le golfe de Fonseca, au Honduras, 30 000 hectares de forêts et de mangroves ont été rasés pour la production annuelle de dizaines de milliers de tonnes de crevettes, exportées pour l’essentiel « et littéralement polluées par le sang de nos pêcheurs », clame Leana Corea, directrice adjointe du mouvement Coddeffagolf, qui les défend. Et le pire est peut-être à venir. Comme la production décline, sous l’effet du réchauffement de l’océan, les firmes passent à l’élevage du tilapia, dont raffolent les Asiatiques. « Un poisson résistant, qui risque de s’imposer dans toute la baie. Le Japon vient de signer avec le Honduras un accord d’investissement pour développer cette filière d’exportation. »
La voix des peuples autochtones américains résonne dans tous les recoins de ce FSM, tenu sur un territoire canadien « non cédé », comme le rappellent avec constance leurs représentants. Vanessa Gray travaille à sensibiliser les membres de sa nation Aamjiwnaang, sous l’empire de la « Vallée de la chimie » de Sarnia, au bord du lac Huron. « La qualité de l’air y est probablement la pire d’Amérique du Nord. Nous pêchons et circulons sur des lacs et des rivières pollués, notre exposition à des produits cancérigènes est quotidienne. Mais les firmes et le gouvernement nous ignorent. Les enjeux économiques sont considérables. »
Les peuples autochtones sont régulièrement victimes de ces collusions entre firmes et autorités, au point de dénoncer un « racisme environnemental », comme le présente Leona Morgan, du mouvement Diné No Nukes (Pas de nucléaire chez les Navajos), au Nouveau-Mexique (États-Unis). Le sous-sol du territoire de son peuple, une terre riche en uranium, est parsemé de mines abandonnées, dont la plupart, autorisées avant les principales lois environnementales, n’ont jamais été décontaminées. « Nous avons recensé 423 sites radioactifs, les nappes phréatiques sont touchées, nous souffrons de cancers », indique-t-elle, regrettant que les luttes anti-centrales oublient la cause de cette population très démunie. « Le nucléaire, c’est aussi un chapitre des problèmes de pauvreté et de colonisation. »
Le témoignage de Berta Zúñiga Cáceres a traversé le FSM par sa portée symbolique et émotionnelle. Avec sa sœur Laura, elle a repris le flambeau de sa mère, Berta Cáceres. La militante hondurienne lauréate en 2015 du prix Goldman (« Nobel » des défenseurs de l’environnement) a été assassinée en mars dernier en raison de son engagement contre un projet de centrale hydroélectrique géante sur l’Água Zarca, rivière sacrée pour les communautés indigènes locales. Sa lutte avait conduit au retrait de la Banque mondiale et du Chinois Sinohydro, numéro un mondial de la construction de barrages. L’enquête sur l’assassinat piétine et les militants honduriens demandent une commission d’investigation indépendante. « Nous luttons pour sauver notre territoire, mais aussi pour la justice et la fin de l’impunité », lance Berta Zúñiga Cáceres, membre du Conseil civique des organisations populaires indigènes du Honduras (Copinh), qu’animait sa mère.
Dans le nord-ouest de l’État canadien de l’Ontario, Judy Da Silva, membre de la communauté autochtone Grassy Narrows, rappelle un fait passé aux oubliettes : le déversement sur ce territoire de tonnes de mercure par une entreprise papetière d’origine britannique au début des années 1960. Une catastrophe massive pour les pêcheries locales, et des impacts sanitaires ignorés encore aujourd’hui : une première investigation a eu lieu en juin dernier seulement, à la suite des révélations d’un ancien travailleur de la papeterie. « C’est une lutte sans fin, soupire Judy Da Silva_. Déni, oubli, impunité… Ce type de problème devrait interpeller bien au-delà des peuples autochtones ! »_
C’est une revendication portée par tous les représentants de ces peuples, qui se présentent comme « gardiens de la terre depuis des temps immémoriaux ». Le cas des Cris de l’Alberta est particulièrement poignant. Nouvel eldorado pétrolier canadien, cette province exploite sans retenue un énorme gisement de sables bitumineux, au prix d’un saccage environnemental – forêts rasées, surfaces éventrées, millions de mètres cubes d’eau pollués pour extraire le bitume. Melina Laboucan-Massimo, de la nation Lubicon, se démène à travers le monde pour dénoncer le scandale en cours. En 2011, la fuite d’un oléoduc a provoqué le déversement de 4,5 millions de litres de pétrole près de son village. « Les mines ont la taille de villes, les poissons présentent des tumeurs, la forêt brûle sans contrôle. La Constitution nous protège, mais c’est de la théorie : c’est l’omerta sur la santé de nos communautés. D’ici à deux décennies, elles auront disparu ! »
Cette nature prédatrice est dans les gènes des colonisateurs, assène la juriste Sylvia McAdam, des Cris de l’État canadien de la Saskatchewan et cofondatrice d’Idle No More (Jamais plus l’inaction). Ce mouvement autochtone a été lancé en riposte à un projet de loi du gouvernement conservateur de Stephen Harper, qui menaçait les traités reconnaissant les droits des peuples autochtones. Le libéral Justin Trudeau, élu en novembre 2015 et en apparence mieux disposé sur les questions sociales, tarde cependant à montrer un vrai changement de politique envers les peuples autochtones. Pas vraiment une surprise pour Sylvia McAdam, qui traduit la méfiance généralisée de ces derniers envers le nouveau gouvernement : « Chaque fois que l’on porte un cas devant la justice du colonisateur, on s’entend répondre qu’il est de son droit d’y intervenir, gestionnaire ultime de nos terres. Ils disent détenir la vérité. Alors nous continuerons à lutter. J’espère juste vivre assez longtemps pour voir mon peuple libre. »