Les naufragés du burkini
Au nom d’un féminisme à courte vue et d’un laïcisme radical, Manuel Valls risque de pousser ces femmes vers ce qu’on cherche justement à combattre.
dans l’hebdo N° 1416 Acheter ce numéro
« La polémique du burkini est […] un commode dérivatif aux problèmes que les responsables politiques français n’ont pas été capables de résoudre : le chômage de masse, une croissance économique atone et une menace terroriste toujours bien réelle. » De quel sombre brûlot cette phrase déplaisante pour nos gouvernants est-elle extraite ? Du prestigieux New York Times, dans son éditorial du 18 août, certes incisif, mais surtout dépité par la situation française. Or, à l’étranger, de tels propos ont été légion dans les journaux, notamment dans les pays anglo-saxons, qui se sont penchés sur cette misérable affaire dite du burkini.
Voilà qu’en quelques semaines de « trêve » estivale, nous sommes passés de l’émotion suscitée par les attentats de Nice et de Saint-Étienne-du-Rouvray – vite troublée cependant par d’accablantes déclarations sécuritaires proférées par nombre d’hommes politiques – à une dérisoire querelle au sujet d’un costume de bain, porté par des femmes de confession musulmane. Inauguré à Cannes, l’arrêté municipal interdisant le burkini, validé quelques jours plus tard par le tribunal administratif de Nice, est soudain devenu une mode suivie par des élus de droite et de gauche, jusque dans des régions où l’habit abhorré demeurait invisible, comme au Touquet ; ou dont la présence entièrement fantasmée aurait provoqué une rixe, comme à Sisco, en Corse.
Reste une question : comment les débats ont-ils pu prendre si vite autant de grandeur ? C’est que le la était donné dès le premier arrêté municipal, savamment rédigé par le maire de Cannes : « Une tenue de plage manifestant de manière ostentatoire une appartenance religieuse, alors que la France et les lieux de culte religieux sont actuellement la cible d’attaques terroristes, est de nature à créer des risques de troubles à l’ordre public (attroupements, échauffourées, etc.) qu’il est nécessaire de prévenir. » Ou comment suggérer sans le dire que le burkini aurait partie liée, sur le plan symbolique, avec le jihadisme…
C’est méconnaître l’histoire de ce maillot de bain, né il y a une douzaine d’années. Dans l’esprit de sa conceptrice, une Australienne d’origine libanaise, l’objectif était de permettre à des musulmanes, a priori exclues des plaisirs de la plage car embarrassées par leur voile et un vêtement couvrant, de pouvoir s’y adonner grâce à une tenue ad hoc – depuis, certaines Australiennes non musulmanes de peau blanche s’y seraient même intéressées pour se protéger du soleil. Et le spécialiste de l’islam, Olivier Roy, de confirmer le caractère « moderne » du burkini, que les partisans de Daech n’autoriseraient en aucun cas. Selon lui, les femmes qui le portent « sont croyantes, et le revendiquent, tout en essayant de trouver un compromis entre leur foi et leur vie de jeune intégrée » (Francetvinfo.fr).
Toutes explications que Manuel Valls préfère ignorer. On le sait, à ses yeux, chercher à comprendre est un aveu de faiblesse… C’est donc très logiquement que le Premier ministre a apporté son soutien aux tenants de l’interdiction. Le burkini est « la traduction d’un projet politique, de contre-société, fondé sur l’asservissement de la femme », a-t-il déclaré dans une interview à La Provence, ajoutant que « face aux provocations, la République doit se défendre ». Et pour couronner le tout, il a repris l’injonction faite aux musulmans par Jean-Pierre Chevènement, pressenti pour présider la future Fondation de l’islam de France, les intimant « à la discrétion ».
On ne peut mieux désigner ces femmes comme des ennemies de la nation – mais au fait combien sont-elles ? Combien de divisions parmi ces sous-marins féminins du terrorisme salafiste, cette horde d’anti-Françaises : quelques centaines ? Au nom d’un féminisme à courte vue et d’un laïcisme radical, Manuel Valls renvoie à ces femmes l’image d’un pays qui les rejette. Au risque de créer en elles un ressentiment envers la société française. Et de les pousser vers ce qu’on cherche justement à combattre : le fondamentalisme.
Mais que pouvait-on attendre d’un chef de gouvernement qui estime que la présidentielle se jouera sur « la bataille culturelle et identitaire » ? L’ennui, c’est qu’à vouloir se confronter sur ce terrain-là avec le camp d’en face sans opérer de fracture idéologique nette vis-à-vis de celui-ci, on attise l’islamophobie ambiante tout en jouant les sparring-partners avec plus fort que soi. Non seulement avec les Le Pen, Maréchal et leurs bandes de Lacombe Lucien. Mais aussi avec la droite, dont le dernier candidat déclaré en date se surpasse sur le front de l’ignominie ordinaire. Dans une interview accordée à Valeurs actuelles – l’hebdomadaire avec lequel on a en même temps la nausée et les mains sales, aurait dit Desproges, qui aimait beaucoup Sartre –, Nicolas Sarkozy ne fait qu’hystériser la « pensée » vallsienne. Il compte bien lui aussi se livrer à une « guerre intérieure » avec ce slogan venu de l’extrême droite : « La République ne reculera sur rien. » Au programme : chasser toutes les « expressions communautaires », modifier substantiellement le droit du sol… Son mot d’ordre, « rassembler sans affadir », est de ces fins paradoxes dont il a le goût. Voilà où mène l’interdiction d’une tenue de bain : elle sert Sarkozy et sa tête d’(oxy)more.
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