« Parler de gagnant-gagnant, c’est insulter les gens »
L’argumentaire des défenseurs des APE se résume à une ode au libre-échange. Une rhétorique « absurde » selon Demba Moussa Dembélé et Jacques Berthelot.
dans l’hebdo N° 1417 Acheter ce numéro
Le chercheur sénégalais Demba Moussa Dembélé, engagé au sein du mouvement altermondialiste, et Jacques Berthelot, spécialiste des questions agricoles, ont fourni un méticuleux travail d’évaluation des accords de partenariat économique UE-Afrique.
Vous qualifiez ces accords de pires que le Tafta, le fameux accord de libre-échange Union européenne-États-Unis. Pourquoi ?
Jacques Berthelot : Le Tafta et le Ceta [accord de libre-échange UE-Canada, NDLR] sont des accords entre pays d’un niveau de vie à peu près comparable. Ce n’est pas le cas de l’accord entre l’Europe et les pays africains. L’économie européenne est 18 fois supérieure à celle de l’Afrique de l’Ouest en termes de PIB par habitant. En outre, les États-Unis et le Canada, comme l’Europe, subventionnent leur agriculture, ce qui n’est pas le cas en Afrique. Au contraire, certains produits africains dont le commerce est développé, comme le cacao, subissent des taxes à l’exportation.
Demba Moussa Dembélé : Sur les quinze pays de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), onze sont classés comme pays les moins avancés. Imaginez qu’ils signent un accord de libre-échange avec l’UE, seconde puissance économique du monde, première puissance commerciale et agricole du monde ! Parler « d’accords gagnant-gagnant », c’est insulter les gens.
Selon les défenseurs du libre-échange, la libéralisation est un processus historique qu’il faut accompagner pour développer l’économie. Partagez-vous cette analyse ?
J. B. : Pas du tout. On peut y opposer d’autres arguments historiques : comment ont fait les États-Unis et l’Union européenne, entre autres, pour arriver à leur niveau de développement actuel – hormis l’extraction de la plus-value d’autres pays pendant la période coloniale, si je peux m’exprimer ainsi ?
La chronologie des accords de partenariat économique
7 avril 1999 : L’Union européenne est condamnée pour la 3e fois par l’OMC en raison des conditions commerciales qu’elle accorde aux pays africains (pas de taxe sur leurs produits). Elles sont jugées non conformes aux accords du Gatt sur le commerce mondial, à la suite de la plainte de neuf pays d’Amérique latine exportateurs de bananes.
23 juin 2000 : L’UE et l’Afrique signent l’accord de Cotonou, qui prévoit la ratification des Accords de partenariat économique (APE) avant la fin 2007.
13 décembre 2007 : Les ministres des pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique « déplorent la pression énorme qui a été exercée par la Commission européenne pour parapher les accords commerciaux, contraires à l’esprit de partenariat ».
Janvier 2008 : Des marches de protestation sont organisées à Bruxelles et à Dakar contre les APE, à l’appel du président sénégalais Abdoulaye Wade.
19 décembre 2009 : Les pays d’Amérique latine abandonnent leurs poursuites devant l’OMC après avoir obtenu une baisse des taxes sur les bananes à l’entrée du marché européen.
12 octobre 2012 : à Dakar, François Hollande prône une relance des négociations « avec des conditions plus favorables pour les pays africains ». Des accords pays par pays sont ficelés pour contourner les réticences. Les questions sensibles de la libéralisation des services et des investissements sont renvoyées à des négociations ultérieures et un ultimatum est fixé au 1er octobre 2014. Il sera repoussé.
8 juillet 2016 : la Commission européenne fixe un nouvel ultimatum au 1er octobre 2016. Faute d’accord, les pays en développement du continent verront leurs produits taxés.
D. M. D. : Toutes les régions ont d’abord consolidé leurs capacités de production avant de s’ouvrir. L’Union européenne elle-même a encore des frictions avec les États-Unis ou la Chine au sujet de ses exportations d’acier, qu’elle veut aujourd’hui taxer à 35 %. L’UE aurait-elle accepté de signer un accord de libre-échange avec les États-Unis si son niveau de développement était beaucoup plus faible ? Je ne le pense pas. Elle veut nous vendre quelque chose qui n’a rien à voir avec la réalité.
Les accords de Lomé, que les APE doivent remplacer, étaient protecteurs pour les marchés africains. Pourtant, l’industrie n’a pas éclos suffisamment. N’est-ce pas la preuve que les protections douanières sont un frein au développement économique ?
J. B. : Cet argument consiste à dire que l’ouverture des marchés africains rendra ces pays plus compétitifs, ce qui est stupide. Cela revient à faire entrer le renard dans le poulailler avec l’idée que cela forcera les poulets à résister. C’est totalement absurde !
D. M. D. : La Commission européenne tente aujourd’hui de vendre à l’opinion européenne l’idée selon laquelle la libéralisation est -inévitable, qu’il n’existe aucune alternative pour réduire la pauvreté. Or, ce que nous savons, c’est que les programmes d’ajustement structurel imposés par la Banque mondiale dans les années 1980 et 1990 ont détruit l’agriculture vivrière africaine à cause de l’accent mis sur les exportations pour payer la dette et gagner des devises. On a délaissé l’agriculture vivrière au profit d’une agriculture tournée vers l’exportation.
Les accords de libre-échange auront les mêmes effets. Les quelques résistances de l’agriculture vivrière vont tout simplement tomber sous les coups de boutoir des exportations agricoles subventionnées de l’Union européenne.
Au Sénégal, par exemple, le secteur de la volaille est aujourd’hui en renaissance après avoir été malmené. Il avait pratiquement disparu lorsque le pays avait été contraint d’ouvrir ses importations aux marchandises européennes. Il a fallu que les professionnels de la filière et la société civile se mobilisent pour alerter le gouvernement afin qu’on rétablisse des protections et que ce secteur puisse revivre. Des milliers d’emplois ont été créés. Et on est presque autosuffisant en production de poulets et d’œufs. Si on ouvre aujourd’hui ce secteur, il risque tout simplement de mourir. Ce sont énormément de filières qui essaient aujourd’hui de tenir et qui risquent d’être détruites. Il y a un danger dans tous les domaines.
C’est pour cela que le secteur privé est inquiet et que la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique ainsi que l’Union africaine s’opposent aux APE. Ces deux institutions mettent l’accent sur la nécessité pour l’Afrique de s’industrialiser en utilisant ses ressources naturelles. Avec les APE, l’industrialisation de l’Afrique sera reportée aux calendes grecques.
Qui a été moteur, diplomatiquement, de la signature de ces APE ?
J. B. : Les précédents accords commerciaux étaient gérés, du côté européen, par la direction générale de la Coopération et du Développement. Or, les APE sont aujourd’hui négociés par la direction générale du -Commerce, dont le seul objectif est de vendre. Celle-ci est soumise à de fortes pressions de lobbys agroalimentaires, notamment des producteurs laitiers et céréaliers et des exportateurs de viande, du côté de l’UE. Elle subit aussi le lobbying des exportateurs de cacao transformé, de conserves de thon, de bananes et d’ananas, du côté de la Cedeao, lesquels sont dominés par les entreprises européennes et surtout françaises.
D. M. D. : La France se montre relativement critique. Du temps où Nicolas Sarkozy était président de la République, -Christiane Taubira avait produit un rapport acerbe à l’encontre des APE. Mais les APE sont portés par la Commission européenne, animée par des néolibéraux fanatiques qui ne pensent qu’à la bataille pour conquérir des marchés partout où ils le peuvent. Leur idée est de mettre la main sur l’Afrique, de la bloquer juridiquement pour avoir les coudées franches par rapport à d’autres concurrents comme le Brésil ou la Chine. C’est à Bruxelles que se situe notre véritable problème.
Heureusement, la résistance est là. Il y a des pays qui résistent, il y a des partis, des intellectuels et des responsables politiques qui se mobilisent. Au Sénégal, l’hostilité est assez grande à l’Assemblée, et le président, Macky Sall, risque d’avoir des difficultés à ratifier cet accord. La résistance est présente dans tous les segments de la société. Dans la société civile comme chez les acteurs privés. Et si le Nigeria dit non, Bruxelles ne sera plus intéressé par ces APE en Afrique de l’Ouest. Ce serait un message extrêmement fort.
Quelle politique économique alternative défendez-vous****?
D. M. D. : Pour ma part, je suis les préconisations de la Commission économique des Nations unies et de la Commission de l’Union africaine, qui insistent sur la nécessité de consolider l’intégration sous-régionale. Nous sommes 363 millions de citoyens en Afrique de l’Ouest en 2016. Si nous arrivons à nous construire un espace unifié, avec nos ressources naturelles abondantes, cela nous donnera d’immenses possibilités d’industrialisation. Ce qui nous manque, c’est un espace unifié avec un leadership qui ait le courage d’affirmer que nous devons développer nos capacités de production.
Il y a également un projet de libre-échange à l’échelle de toute l’Afrique. Je pense que nous pouvons aller dans cette direction, mais seulement après avoir consolidé les intégrations sous-régionales. Nous voulons avoir des accords avec les États-Unis, la Chine, l’Europe et tous les autres, mais ils ne doivent pas se nouer au détriment de cette intégration régionale. Si nous mettons cette stratégie en place, il deviendra possible de nous développer.