Transitions solidaires
En Seine-et-Marne, un ancien céréalier passé au maraîchage biologique tente d’imaginer des coopérations nouvelles pour rompre l’isolement des néopaysans et accompagner les reconversions.
dans l’hebdo N° 1416 Acheter ce numéro
Les blés s’étendent à perte de vue sur les plaines bosselées du sud-est de la Seine-et-Marne. Mais dans cet épicentre de l’agriculture intensive, où les aides européennes de la politique agricole commune (PAC) pleuvent autant que les pesticides, poussent aussi des solutions. Depuis une quinzaine d’années, la ferme de Toussacq avance en éclaireur sur une route aujourd’hui capable d’attirer massivement les agriculteurs. Après sa conversion en agriculture biologique, le pari gagnant du circuit court et la création d’une « couveuse » pour accompagner les futurs agriculteurs, elle se lance désormais dans un projet coopératif novateur.
Tout commence en 2000 à la suite d’un déclic. Jean-Louis Colas, exploitant de 135 hectares de cultures et d’élevage de la ferme de Toussacq, vient d’ouvrir un gîte sur sa ferme familiale de bord de Seine, qui lui vaut la visite de nombreux citadins. « J’étais atterré de découvrir leurs habitudes alimentaires ! Ils avaient complètement perdu le sens des bons produits, que nous avions conservé, nous, en tant que paysans », se souvient-il. Cette découverte achève de le convaincre d’engager une conversion et de tirer un trait sur les revenus confortables de son activité céréalière. « J’ai réalisé l’impasse dans laquelle nous étions dans les années 1980, lorsque les industriels se sont mis à s’approprier les semences qui restaient jusqu’alors entre les mains des agriculteurs. Cela devenait insupportable, soupire-t-il, dans la fraîcheur de la maison de pierre qu’il a retapée pour accueillir des visiteurs. Et puis, progressivement, je me suis réintéressé à la fonction alimentaire de l’agriculture, que nous avions perdue de vue. »
Deux ans plus tard, avec la baisse des aides à la conversion décrétée par la droite au pouvoir, sa petite embarcation prend l’eau. Ce sont les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), qui organisent des circuits de vente directe, qui lui portent secours en 2005. Les commandes de paniers garnis hebdo-madaires lui garantissent un revenu fixe. Il découvre également un contact « gratifiant » avec les consommateurs et « un état d’esprit fondé sur le partage ».
Maraîchers bio : un Smic pour deux temps pleins
La pression urbanistique et la concurrence des produits importés ont entraîné une disparition de deux tiers des cultures maraîchères d’Île-de-France en trente ans, au point qu’elles avaient quasiment disparu du paysage au tournant des années 2000. Cette tendance est toutefois contredite depuis 2010 par l’essor des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), qui tissent un lien direct entre producteurs et consommateurs.
En Île-de-France, 93 % de la production de fruits et légumes biologiques est distribuée en vente directe (sur les marchés, à la ferme ou sous forme de paniers), dont 50 % dans le réseau des Amap. En moyenne, le revenu dégagé par les maraîchers biologiques est de 1 460 euros par mois, comme le révèle une étude à paraître en septembre, réalisée sur 20 fermes représentatives entre 2013 et 2015 par le réseau des Amap d’Île-de-France, Champs des possibles et l’Association de formation collective à la gestion. Certains exploitants en « régime de croisière » peuvent toutefois gagner plus du double.
Les maraîchers bio d’Île-de-France travaillent en moyenne près de deux fois plus qu’un salarié lambda (1,7 équivalent temps plein) et prennent deux fois moins de repos (75 jours, week-end et vacances compris, contre 135 jours pour un salarié). Ils ont investi en moyenne 120 000 euros pour se lancer, dont 13 % sont couverts par l’aide à l’investissement.
Maraîcher bio à l’essai sur la ferme de Toussacq, Marc Bianchi a laissé derrière lui une carrière dans le secteur du tourisme pour travailler la terre. Il a perçu une différence culturelle dans sa façon d’aborder sa nouvelle activité : « Pour les agriculteurs classiques […], l’agriculture, c’est un état ; pour nous, la dimension métier est beaucoup plus importante, avec des horaires, des vacances » observe-t-il dans un recueil de témoignages [1].
Avec le réseau des Amap d’Île-de-France, dans lequel il est désormais très investi, Jean-Louis Colas a donc imaginé des formes nouvelles de solidarité pour accompagner ces néophytes. Il crée, avec des administrateurs du réseau, l’une des premières « couveuses » agricoles, en détournant de son usage d’origine une disposition légale votée en 2003. Sur le modèle du compagnonnage, elle permet à des entrepreneurs en devenir de s’aguerrir par des « activités test » supervisées par un tuteur, durant un à trois ans. Pendant ce laps de temps, les futurs paysans – embauchés en « contrat d’appui de projet d’entreprise » – peuvent cumuler leurs indemnités chômage avec les premiers fruits de leur activité. L’association Champs des possibles, créée en 2009, accueille aujourd’hui 12 « compagnons » sur 8 espaces tests dans la région. Des futurs maraîchers, éleveurs, paysans-boulangers ou fileurs de laine. Ils arrivent là après une formation agricole, la plupart dans le cadre d’une reconversion professionnelle. Ils se forment au droit et à la comptabilité, se constituent progressivement un réseau de consommateurs en vente directe, en partenariat avec les Amap, et commencent le fastidieux travail de recherche d’une parcelle. Et ce temps n’est pas superflu. Une future agricultrice, « couvée » à Toussacq depuis trois ans, qui doit s’installer à son compte début 2017, éprouve ainsi toutes les difficultés pour trouver sa parcelle. Les contacts avec les collectivités, qui mettent parfois des terres à disposition, sont longs. « Il ne faut pas être pressé et il faut avoir du culot pour aller frapper à toutes les portes », observe Clément Fontvieille, installé sur la ferme à son compte.
Les apprentis peuvent aussi s’essayer à un métier qui reste particulièrement difficile. « Cela leur donne le temps de s’assurer que la famille reste accrochée derrière eux, de voir – pour les femmes, notamment – s’ils tiennent le coup physiquement et -d’expérimenter leurs compétences dans des conditions réelles de travail », résume Sylvain Péchoux, qui encadre le projet pour Champs des possibles. Certains compagnons ont ainsi pu jeter l’éponge sans dommages financiers. « On a reconstitué un cadre familial, pour le meilleur et pour le pire. On s’aperçoit même que la relation tuteur-couvé ressemble parfois à une relation père-fils », note Sylvain Péchoux.
En Seine-et-Marne plus qu’ailleurs, à cause de la pression urbaine et des difficultés conjoncturelles qui poussent les céréaliers à s’étendre toujours plus, le manque de terres est un problème criant. Grâce à un droit de préemption de la Safer, le gendarme du marché foncier placé sous le contrôle des ministères de l’Agriculture et des Finances, les terres cédées par Jean-Louis Colas ont pu être rachetées par l’association Terre de liens, qui met l’épargne solidaire au service d’une collectivisation des terres agricoles, en appui à l’agriculture biologique. Les 73 hectares de la ferme sont aujourd’hui répartis entre deux futurs agriculteurs en test et deux jeunes agriculteurs bio qui s’y sont installés.
Clément Fontvieille, maraîcher bio installé à Toussacq après y avoir travaillé deux ans comme employé, vend aujourd’hui 130 paniers par semaine à trois Amap et se paye 1 600 euros par mois. Sa peau bronzée témoigne des longues heures passées sur les 6 hectares de terre loués à Terre de liens. Et ses cernes trahissent des réveils très matinaux. Mais, après cinq années, il s’est délesté des plus grosses angoisses d’un maraîcher qui se lance. « Les premières années sont très compliquées. Il faut construire les serres, concevoir l’irrigation, penser aux délais pour les aides à l’installation… C’est un stress constant », se souvient ce jeune père de trois enfants, ancien jardinier, reconverti par conviction. Il a bénéficié, « comme sur un plateau d’argent », des premiers mois de compagnonnage lors du lancement des Champs des possibles et des terres mises à disposition par la suite par Terre de liens. « Ce n’est pas un endroit idyllique, entre les gros [céréaliers] “chimistes” et la départementale, mais le terrain est assez propice au maraîchage, grâce à la Seine toute proche », lâche-t-il.
L’autre agriculteur installé sur la ferme a connu un sort plus rude. Après huit ans d’exploitation céréalière et d’élevage sur 65 hectares, fragilisé par des problèmes de santé, il a été rattrapé par les dettes héritées de son installation et se retrouve contraint de jeter l’éponge.
Pour préserver les futurs paysans bio et alléger le labeur des paysans installés, Champs des possibles veut donc ajouter une « transition économique » à la transition écologique, en pariant sur la solidarité. Elle s’est transformée en coopérative en janvier 2016. « Historiquement, la coopérative est un principe nouveau pour les métiers de l’agriculture et de l’alimentation. C’est un défi, mais de plus en plus d’agriculteurs sont intéressés, notamment les nouveaux arrivants, parce qu’ils ont été salariés auparavant et que cela ne leur fait pas peur », raconte Sylvain Péchoux. Les agriculteurs peuvent donc être « entrepreneurs-salariés » de la société coopérative d’intérêt collectif (Scic), ils mutualisent les dépenses de matériel et les frais de -comptabilité, et -bénéficient du soutien des trois salariés embauchés par l’association pour la gestion. Chaque agriculteur conserve les ressources engendrées par la vente de sa production, mais les risques sont mutualisés, ce qui suppose un degré important de confiance. L’idée, en somme, est de retisser des solidarités entre agriculteurs. « C’est une démarche qui avait un peu disparu, car les fermes sont de plus en plus grosses. L’entraide redevient une nécessité dans des exploitations plus petites », observe Daniel Evain.
L’idée est aussi que les partenaires des projets de Champs des possibles s’impliquent directement dans le capital de la coopérative pour partager le risque économique. « L’agriculture, aujourd’hui, est un métier où on gagne peu et où on prend beaucoup de risque. On a envie d’aller vers un modèle plus résilient », résume Sylvain Péchoux.
Après sept ans d’existence, Champs des possibles espère convaincre par l’exemple. « De plus en plus de paysans viennent à la bio. Mais ce sera un sacré combat. Lorsqu’on a l’habitude de travailler d’une certaine façon, on a peur de se lancer sans filet. Et cela ne basculera que lorsque les consommateurs changeront », prévient Jean-Louis Colas, qui consacre aujourd’hui sa retraite à tenter d’essaimer les solutions imaginées à la ferme de Toussacq.
Le projet reste donc encore très dépendant des subventions publiques (40 % du budget de Champs des possibles)… et de l’humeur des élus. La région Île-de-France, passée à droite en 2015, prévoit de supprimer 500 000 euros des aides à l’agriculture biologique, selon le réseau des Amap. Et d’autres régions suivent ce mouvement de repli. Dans ce domaine aussi, Champs des possibles veut croire qu’en se regroupant sous la forme coopérative les agriculteurs biologiques seront plus forts.
[1] Devenir paysan. Reconversions professionnelles vers l’agriculture, Les Champs des possibles, 2016.