Déconstruction sur mesure du droit du travail

Partout en Europe, la dérégulation progressive du marché du travail est à l’œuvre. Prochaine étape en France : le salaire minimum.

Erwan Manac'h  • 14 septembre 2016 abonnés
Déconstruction sur mesure du droit du travail
© Photo : REMY GABALDA/AFP

La loi travail n’est que le premier acte d’une réécriture complète du code du travail, avec une nouvelle architecture destinée à donner une place prépondérante aux accords d’entreprise. La fameuse « inversion de la hiérarchie des normes » faisant prévaloir les accords d’entreprise sur les accords de branche, instaurée par la loi El Khomri pour les questions relatives à la durée du travail (astreintes, pauses, heures supplémentaires, récupérations, forfait-jour…), doit être généralisée à l’ensemble du code du travail.

Officiellement, une commission d’experts doit être instaurée pour réécrire totalement ce texte et le scinder en trois parties : ce qui relève de la loi (l’ordre public), ce qui est négociable dans l’entreprise et ce qui est appliqué en cas d’absence d’accord d’entreprise. « Ils n’ont abîmé qu’un seul titre du code du travail, sur les 9. Il reste 80 à 90 % du “travail” », résume le juriste Emmanuel Dockès. Ces travaux doivent théoriquement être rendus d’ici à trois ans. Mais cette commission « d’experts » n’échappera pas à l’agenda politique.  « Ce n’est même pas sûr qu’ils nomment la commission d’experts avant les élections », doute Emmanuel Dockès.

Les promoteurs de la « réécriture complète du code du travail » ont perdu leur principal argument avec la loi El Khomri. Il s’agissait à l’origine de le « simplifier » et de lui infliger une « cure d’amaigrissement ». « Le résultat est qu’il est plus compliqué qu’avant la loi travail », ironise Emmanuel Dockès. L’argument de la simplification a d’ailleurs disparu des radars depuis que nous sommes entrés dans le vif des débats sur le texte, au printemps dernier.

Quoi qu’il en soit, le travail de sape continue. Avant ou après 2017, le détricotage du droit du travail devra reprendre. « La réforme du droit du travail voulue et imposée par le gouvernement Valls est le minimum de ce qu’il faut faire », clamait Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne en plein embrasement social, le 26 mai. Ces mots ne sont pas qu’une provocation. Ils doivent servir de programme. Car la loi travail est une émanation directe des « grandes orientations de politiques économiques » de la Commission européenne.

Selon ce plan, autrement appelé « stratégie Europe 2020 », les États membres de l’Union européenne mènent une « surveillance multilatérale » des politiques économiques, au nom de l’harmonisation. Le Conseil européen n’est pas en reste. Comme chaque année, il a remis en juillet les bons et les mauvais points aux États membres, dans le cadre du « semestre européen ». L’Espagne sort avec les encouragements, pour ses réformes du marché du travail visant « l’augmentation de la flexibilité et de la poursuite de la modération salariale ». Traduction : elle a facilité les licenciements et freiné les hausses de salaire.

La France, elle, peut mieux faire. C’est en particulier le salaire minimum qui pose désormais problème : « Dans le contexte actuel de chômage élevé, le coût du travail au salaire minimum risque de freiner l’emploi des personnes peu qualifiées », prévient le Conseil dans ses « recommandations », le 13 juin. Il faut favoriser « l’ajustement des salaires nécessaire dans une situation économique défavorable ».

La prochaine offensive devrait donc permettre aux entreprises de baisser les salaires, au nom là encore de leur « compétitivité ». « Ce sera un peu compliqué de toucher au Smic, mais les prochaines réformes pourraient offrir aux entreprises la possibilité de déroger aux minimas de la convention collective, sur accord d’entreprise », prévient Loïc Abrassart, inspecteur du travail et membre du syndicat SUD. Un employeur pourrait alors rémunérer ses salariés en dessous de ce que prévoit la convention collective.

Dans la même logique, le gouvernement belge vient de s’illustrer par son sens de l’innovation. Il a annoncé le 24 août un projet de réforme de la loi salariale visant à bloquer les augmentations de salaire. Un maximum à ne pas dépasser devrait être fixé pour encadrer les négociations entre syndicats et patronat. Les entreprises qui augmenteraient leurs salariés au-dessus de cette norme pourraient subir des amendes allant jusqu’à 5 000 euros par salarié ! Le texte prévoit également une « correction automatique » des salaires lorsqu’un « dérapage » est observé par rapport aux trois pays voisins – France, Allemagne et Pays-Bas.

En France, la vigilance est donc de mise. Les syndicats craignent en particulier une offensive dans la fonction publique. « Il est clair qu’à terme la fonction publique sera aussi concernée, car nombre de règles statutaires relèvent de la transposition de dispositions du code du travail (dialogue social, respect de la hiérarchie des normes et des droits collectifs, temps de travail, etc.) », avertissait l’intersyndicale dans sa dernière déclaration commune, le 31 août.

Il y a toutes les raisons également de s’inquiéter pour l’après-2017, à entendre les propositions formulées par les candidats de droite dans le cadre de la primaire. Nicolas Sarkozy souhaite retarder à 64 ans l’âge de départ à la retraite et présenter dès 2017 une version alourdie de la loi travail : plafonnement des indemnités de licenciement, facilitation des licenciements sur motif économique, primeur des accords d’entreprise sur toutes les dispositions du code du travail. L’ancien Président prône la dégressivité des allocations chômage et la suppression de la durée légale hebdomadaire. Il est accompagné par une véritable course à la proposition la plus radicale : Bruno Le Maire veut faire travailler les chômeurs de longue durée en dessous du Smic et prêche pour une « privatisation de Pôle emploi » ; Alain Juppé défend un retour aux 39 heures et la retraite à 65 ans (sauf pour les candidats à la présidentielle). « La brèche ouverte risque fort de devenir béante si l’on ne réagit pas », s’alarme Force ouvrière.

Un autre avis de tempête est à prendre en compte sur le terrain de la laïcité. L’hystérisation du débat sur les signes religieux pourrait reprendre au moment de faire appliquer l’article 2 de la loi travail. Dans sa version définitive, le texte prévoit que le règlement intérieur d’une entreprise puisse contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité « et restreignant la manifestation de convictions des salariés », au nom, notamment, du « bon fonctionnement de l’entreprise ». La Cour de justice européenne a été saisie à la suite de deux affaires, en Belgique et en France, de licenciement de salariées en raison de leur foulard. Ses conclusions seront de toute façon sujettes à polémique.

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