Étienne Balibar : « Nous avons besoin d’un contre-populisme »
Pour notre deuxième grand entretien de cette rentrée, le philosophe Étienne Balibar observe les nouvelles mobilisations à gauche et analyse les crises qui lacèrent l’Union européenne.
dans l’hebdo N° 1418 Acheter ce numéro
Professeur émérite de philosophie politique à l’université Paris-Ouest-Nanterre, Étienne Balibar emplissait ses cartons de livres lorsque nous l’avons rencontré, à la veille de son départ pour New York, où il enseignera, comme chaque année, un semestre à l’université Columbia. « Même s’il y a tout dans les bibliothèques américaines, je préfère emporter les miens », sourit-il.
Formé par son « maître » Louis Althusser, comme il se plaît à le rappeler, l’auteur de La Proposition de l’égaliberté (PUF, 2010) seconda celui-ci dans la rédaction du célèbre Lire le Capital, ouvrage collectif (écrit, entre autres, avec Jacques Rancière et Pierre Macherey) qui révolutionna en 1965 l’analyse marxiste du capitalisme post-fordiste. Après la mobilisation contre la loi travail et l’instrumentalisation de la laïcité par la droite et un certain centre-gauche réactionnaire, le philosophe livre ici son analyse des grands enjeux politiques hexagonaux et européens.
Cette année a été marquée par les mobilisations contre la loi travail, qui ont vu émerger de nouveaux mouvements, notamment Nuit debout. Cela constitue-t-il, selon vous, un espoir à gauche ?
Étienne Balibar : Je crois que le bilan est contrasté. Il y a par définition quelque chose d’extrêmement positif dans le fait qu’entre en scène une nouvelle génération de citoyens et de militants, jeunes pour la plupart et dont beaucoup participaient sans doute pour la première fois à un mouvement collectif de cette ampleur. Ils le font sans doute avec des sentiments très forts (et justifiés) de méfiance, voire de dégoût, vis-à-vis de certaines formes classiques de la mobilisation politique, y compris à gauche. Mais aussi avec un désir affirmé d’exprimer et de faire valoir eux-mêmes leur projet et leurs revendications.
Ce mouvement fait partie de ce que l’on rassemble conventionnellement sous le terme de « démocratie directe », qui est pour moi une catégorie fondamentalement positive. D’autant plus que le système politique dans lequel nous vivons est en train de crever. Les raisons sont multiples, mais sa dégénérescence s’accélère à une vitesse extraordinaire. Parmi ces raisons, il y a évidemment une conjoncture très -défavorable à la démocratie, mais aussi l’aveuglement de la classe politique (y compris chez ses membres qui ne sont pas corrompus ou malhonnêtes) quant aux symptômes de cette crise. Pour autant, la démocratie représentative ne se limite pas à la démocratie directe [^1]. Je crois que nous sommes dans une conjoncture que certains appellent « post–démocratique », et il est donc vital de lui opposer des alternatives que j’appelle tantôt « démocratisation de la démocratie », tantôt « résistance à la dé-démocratie », et qui supposent à mes yeux à la fois une poussée et une influence qui proviennent de la base.
Cela présume de prendre en compte les rapports conflictuels du politique mais également de ne pas faire une croix sur la démocratie représentative. Car le mal n’est pas la représentation en tant que telle, c’est la disparition à peu près complète de la capacité des citoyens à contrôler la représentation.
Cela dit, il est probable que Nuit debout se termine par un sentiment de désarroi ou de découragement, car il n’en est pas sorti de mouvement cristallisé sur le terrain politique. Même si je me méfie évidemment des tentatives de récupération. Enfin, il faut se rappeler que le point de départ a été la lutte contre la loi travail et on a retrouvé là, avec de tout autres dimensions, un dilemme qui s’était posé aux gens de ma génération en 1968, c’est-à-dire un rassemblement de composantes hétérogènes qui n’ont pas spontanément le même langage ni les mêmes objectifs. Je crois donc qu’il reste aujourd’hui un grand point d’interrogation. Mais le rôle des intellectuels critiques est d’essayer d’aller au fond des questions soulevées et de contribuer à ce que la flamme ne s’éteigne pas.
Un débat se développe en ce moment dans la gauche de la gauche autour de la question d’un « populisme de gauche ». Que pensez-vous de cette proposition ?
Je ne vais pas revenir sur la généalogie du terme « populisme », qui est très compliquée. D’autant plus que sa signification varie de façon importante selon les contextes continentaux ou nationaux. Le mot ne sonne pas de la même manière selon que vous êtes -argentin, vénézuélien, nord-américain ou français. J’ai moi-même pris part à cette discussion en prônant un contre-populisme européen. Dans mon esprit, c’était une façon de prendre au sérieux la question que pose le populisme et de refuser la stigmatisation ou la façon de disqualifier le problème posé, qui sont si fréquentes de la part de la classe politique et de la politologie bien-pensante, en France tout particulièrement. Et le problème posé est celui de la participation des citoyens, individuellement et collectivement, y compris sous des formes qui dérangent le fonctionnement sclérosé des institutions représentatives, et qui représentent le diable pour toute une partie de l’establishment politique.
Je récuse pour ma part cette disqualification de principe car je pense que le problème posé est bien réel. Même si cela conduit à s’approcher de formulations qui ont été préemptées par le Front national ou d’autres, on ne doit pas se refuser à dire qu’il y a de la corruption dans le système politique, qu’il y a une surdité ou une cécité des élites technocratiques et représentatives aux problèmes de l’immense majorité de la population. Et que, par conséquent, un verrou doit sauter !
Cela étant dit, il ne faut pas se dissimuler qu’il y a une captation de la voix du peuple par des forces qui me paraissent extrêmement dangereuses et dont le point commun (pour le dire rapidement) est le nationalisme. C’est pourquoi je parle de contre-populisme européen, et je pense que les intellectuels et les militants de la gauche critique doivent s’emparer du problème, entendre cette voix du peuple et porter le fer dans la plaie.
Je ne suis pas un adversaire de la nation comme formation historique, mais, si nous ne faisons rien, la protestation des victimes de la crise économique et sociale actuelle sera, comme à d’autres époques, confisquée par un nationalisme xénophobe et surtout incapable de faire face aux défis d’une politique mondialisée. Si populisme signifie souverainisme, nationalisme, ou porte la croyance que le protectionnisme serait la solution à tous nos maux, c’est évidemment le danger. C’est pourquoi je dis que nous avons besoin d’un contre-populisme de gauche et européen.
Après la crise grecque – et auparavant le référendum de 2005 au résultat bafoué –, conservez-vous un espoir dans l’Europe ? Ou ces crises successives n’ont-elles pas détruit l’idée même de citoyenneté européenne ?
Pour parler très vulgairement, il faut bien dire que c’est la merde ! J’ai essayé de travailler la question dans mon dernier petit livre. J’espère que je n’y exprimais pas une espèce de foi aveugle pro-européenne, mais j’ai la conviction que les problèmes sociaux, économiques, culturels, voire moraux, que nous affrontons aujourd’hui se posent à -l’Europe tout entière et qu’on ne peut espérer les résoudre ou les transformer sans les aborder au niveau -européen [^2].
Il me semble en effet que l’ensemble européen, qui est d’ailleurs à géométrie variable, est une composante significative pour ces problèmes. Bien entendu, la situation grecque (et ce n’est pas la seule) est symptomatique du cours autodestructeur dans lequel s’est engagée l’Europe. Toutefois, contrairement à certains amis, je ne pense pas qu’il y ait eu dans le projet européen un avenir prédéterminé conduisant inéluctablement à cette paralysie et à cette instrumentalisation par le néolibéralisme. Même si l’on doit reconnaître que cette tendance était présente dès le début, l’Europe étant en outre une création de la guerre froide. En effet, dès le lendemain de l’effondrement des systèmes socialistes dits réels, les élites européennes ont été convaincues qu’il n’y avait d’autre avenir possible pour nos sociétés que le marché sans entrave. Le résultat est à la fois l’éclatement et la délégitimation du projet.
Pour reprendre une terminologie de certains camarades italiens, on voit que le moment constituant est actuellement dans les limbes, et nous assistons au contraire au moment destituant. Cela ira loin et sera long. Toutefois, il faut bien comprendre que la crise de l’Europe n’est pas une crise de celle-ci comme construction supranationale : c’est la crise de l’ensemble et de chacune de ses composantes, et plus largement la crise des systèmes politiques et sociaux européens, chacun avec ses caractéristiques. Et ce qui se manifeste négativement, c’est le fait que l’Europe n’est plus une juxtaposition de 27 ou 28 entités étatiques, avec chacune son histoire nationale indépendante des autres, et risquant de revenir à son autonomie si le système collectif s’effondrait.
Il y a aujourd’hui une interdépendance des économies, des sociétés et même des cultures. D’où la nécessité d’aborder la question européenne en termes à la fois de modèle social, de développement et de capacité à infléchir le cours de la mondialisation, au niveau européen comme national. C’est une voie à laquelle je crois plus que jamais dans le monde qui est le nôtre aujourd’hui.
D’un côté, il y a toutes sortes de projets ou de prises de position. Je pense à Yannis Varoufakis, qui dit beaucoup de choses très intelligentes sur l’Europe. Ou a Jürgen Habermas, plus libéral ou plus réformiste, qui a été extrêmement courageux parce qu’il n’a rien laissé passer ou presque des poussées de nationalisme dans son propre pays. Nombreux sont ceux, en tout cas, qui avancent des propositions pour une redémocratisation transeuropéenne du continent, ce qui me semble la voie à suivre. Mais, d’un autre côté, il est difficile d’être optimiste. Quoi qu’il en soit, faire l’impasse sur la dimension européenne, c’est se condamner à l’impuissance.
En ce qui concerne la crise migratoire, l’Union européenne ne s’est-elle pas, là, déshonorée ?
L’Europe s’est déshonorée dans le sens où l’honneur n’est pas seulement une question de morale, mais aussi, d’une certaine façon, une valeur politique. Entre donc en compte la volonté – ou plutôt la capacité – d’agir dans toute la mesure du possible conformément aux principes dont on se réclame ou qu’on prétend défendre.
Alors, si l’on se pose la question de savoir si l’Europe a tout fait pour les réfugiés, la réponse est non. J’ai publiquement critiqué, avec d’autres, Bernard Cazeneuve il y a quelques mois à propos de la situation à Calais, et il a éprouvé le besoin de me répondre dans la presse pour expliquer que la politique française était à la fois efficace et honorable. Aujourd’hui, on a détruit deux tiers (du point de vue de la surface) du camp de Calais, dont tout le secteur qui rassemblait les initiatives d’auto-organisation mises sur pied par les migrants eux-mêmes, en lien avec les associations, pour que leurs conditions de vie ne soient pas celles de clochards et qu’ils parviennent à conserver un minimum de dignité.
Évidemment, comme ailleurs, c’est ce que les polices de tous les pays veulent éviter par tous les moyens, car elles croient pouvoir gérer mais ne veulent aucun interlocuteur… Le résultat est qu’aujourd’hui la situation est pire ! Et Bernard Cazeneuve est obligé de retourner sur place, comme il l’a fait aujourd’hui [^3], rien que pour faire face à une situation qu’il a lui-même créée. Et, au-delà, on laisse les Grecs et les Italiens se débrouiller en bouclant les frontières à l’intérieur de l’Europe, à Vintimille ou à Idomeni, de façon à être sûrs que nos chers voisins européens ne seront pas aidés.
Pourtant, même si l’on observe chez eux des marques de solidarité, je ne crois pas que les Grecs ou les Italiens soient meilleurs que les autres – par une espèce d’essence – vis-à-vis des migrants. Cela veut simplement dire qu’il existe des ressources pour ne pas se laisser aller à la lâcheté ou à la cécité, parce que tout le monde sait en outre que ce problème ne s’arrêtera pas du jour au lendemain. La question est donc de savoir dans quelle mesure il serait gérable. Et, si l’on se tourne vers -l’Allemagne, on est forcé de dire que les autres pays européens portent une part de responsabilité non négligeable dans le sabotage de l’initiative allemande.
Le fait que Manuel Valls soit allé à Munich, à la suite de Viktor Orbán, pour dire qu’il fallait arrêter d’accueillir les immigrés, a été une saloperie immonde : plus que l’Europe, c’est le gouvernement français qui s’est là véritablement déshonoré !
Un des débats les plus vifs en France aujourd’hui porte sur la laïcité. N’est-elle pas devenue une sorte de dogme républicain, pour ne pas dire une religion ?
En fait, je crois que cela remonte à loin ! On ne peut pas se cacher qu’il existe une sorte d’intégrisme laïque qui comporte certaines caractéristiques religieuses. Il y a toujours eu une part de dimension religieuse dans la laïcité – ou dans la sécularisation, ce qui n’est pas tout à fait la même chose –, parce qu’elle prenait la suite de mouvements de réforme internes à la tradition religieuse de l’Occident. Mais aussi parce que le grand conflit séculaire entre le républicanisme et le catholicisme plonge ses racines dans la philosophie des Lumières et a marqué tout le XIXe siècle français – en conditionnant toutes les grandes questions de cette époque, de la question sociale à l’antisémitisme ou la question nationale. Et cela a conduit le républicanisme français à ériger face à l’autorité religieuse une autre autorité intellectuelle et morale sécularisée, pour laquelle Auguste Comte, l’une des grandes figures de ce mouvement, n’a pas hésité à parler de « pouvoir spirituel ».
Aussi, la laïcité à la française n’est pas simplement un droit qui réglemente les manifestations d’appartenance et de convictions religieuses dans l’espace public, et qui sépare plus ou moins complètement l’Église de l’État, c’est aussi une façon de construire ce « pouvoir spirituel » en face de la tradition religieuse.
Sans nier qu’il existe là un mimétisme troublant, il me semble que, dans bien des domaines, il s’agit surtout d’étendre la -laïcité. Par exemple, quand il est question du droit à mourir dans la dignité. Toutefois, il ne faut pas se cacher non plus que certains aspects de la laïcité française produisent une intolérance inverse. C’est que j’ai appelé, dans l’un de mes récents articles, la « laïcité identitaire », dans le sens où l’on entend de plus en plus cette équation entre identité et laïcité. Et, le problème, c’est qu’on l’entend autant à droite qu’à gauche, ce discours étant commun à Manuel Valls et à Nicolas Sarkozy, et en outre compatible avec le Front national. Je ne dis pas que tous ces gens sont équivalents, mais le fait qu’ils se soient trouvé un langage commun me semble particulièrement inquiétant.
Le plus grave, à mes yeux, réside dans le discours en vogue actuellement, qui développe l’équation suivante, comptant un quatrième terme : République = laïcité = identité = assimilation. Or, dans le contexte actuel, ce terme d’assimilation a des dimensions répressives et discriminatoires, mais aussi, il ne faut pas hésiter à le dire, totalitaires.
Je vois là en effet une sorte de symétrie entre le discours d’un certain fondamentalisme musulman, qui alerte sur une acculturation des musulmans, et celui des valeurs laïques faisant en sorte qu’on ne voit plus qu’ils sont musulmans. Cette laïcité-là est le nouveau langage du nationalisme français. Cela provient évidemment de la tradition coloniale, mais cela produit ce que j’ai appelé un « monstre politique ».
[^1] Voir sur ce point la chronique d’Étienne Balibar dans la dernière livraison de la revue Vacarme, n° 76, été 2016.
[^2] Europe, crise
et fin ?, Le Bord de l’eau, 2016.
[^3] Cet entretien a eu lieu le 2 septembre, jour où le ministre de l’Intérieur s’est rendu à Calais et a annoncé le démantèlement prochain de la partie nord de la « jungle » de Calais.