Gianfranco Rosi : «  La mort à la frontière de l’Europe  »

Le documentariste Gianfranco Rosi a filmé la tragédie des réfugiés sur l’île de Lampedusa. Il appelle l’Union européenne à développer une politique commune d’accueil.

Olivier Doubre  • 28 septembre 2016 abonnés
Gianfranco Rosi : «  La mort à la frontière de l’Europe  »
© Photo : Ricardo Garcia Vilanova/AFP

Depuis plus de vingt ans, des bateaux de fortune arrivent à -Lampedusa toujours plus nombreux, emplis de femmes, d’hommes et d’enfants dans un dénuement extrême, s’échouant sur ses plages ou en détresse au large. Longtemps, les habitants de cette île de 20 kilomètres carrés ont fait preuve de la solidarité des gens de la mer. Et l’Italie continue de faire face seule, dans la quasi–indifférence de ses voisins et partenaires européens.

Pour réaliser Fuocoammare, par-delà Lampedusa, Ours d’or du dernier -Festival de Berlin, Gianfranco Rosi s’est installé près d’un an et demi sur ce petit bout de terre italienne perdu au milieu du canal de Sicile, plus près de l’Afrique que de l’Italie. Il a ainsi filmé à la fois la paisible mais précaire vie quotidienne des habitants de l’île et la tragédie de quelques-unes de ces milliers de vies, embarquées (généralement en Libye) dans des conditions inhumaines.

Comment avez-vous décidé de faire un film sur l’île de Lampedusa – ses habitants et son territoire – confrontée à l’arrivée massive de migrants ?

Gianfranco Rosi : Lampedusa a beaucoup été sous le feu des projecteurs. Les médias ont fait le récit de tous ces naufrages, de ces morts et des centaines de débarquements de personnes épuisées. À chaque fois, les reportages racontaient ces faits terribles mais en excluant tout ce qui concernait l’île, ses habitants, l’intimité de l’endroit. Par ailleurs, les choses ont beaucoup changé à Lampedusa depuis un peu plus de quatre ans, quand l’Union européenne, au lendemain de la chute de Kadhafi, a en quelque sorte élargi sa frontière : avec les programmes de l’UE, comme Frontex ou Mare Nostrum, elle a été déplacée vers le sud et la Libye, beaucoup plus au large. Du coup, les bateaux de migrants n’arrivent plus directement à -Lampedusa. Auparavant, ces deux mondes, migrants et insulaires, entraient en contact. Maintenant, les bateaux sont interceptés en pleine mer et les migrants sont amenés sur l’île pour seulement deux ou trois jours, avant d’être transférés en Sicile, puis dans la péninsule italienne. Les deux mondes se frôlent désormais sans vraiment interagir. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans le film.

Dans votre documentaire, vous filmez un adolescent qui ne rencontre presque jamais les réfugiés. Pourquoi lui ? En avez-vous filmé d’autres avant ?

Non, aucun. Je choisis toujours les gens avant de filmer et ne me mets à tourner qu’après un long moment. Je rencontre diverses personnes et discute beaucoup avec elles avant de sortir la caméra, car la présence de celle-ci modifie les relations. J’attends de connaître le lieu, j’observe les gens, afin que se dégage un groupe de personnes qui seront dans le film. Si j’ai choisi un enfant comme protagoniste, c’est parce que j’ai pensé que cela me donnerait davantage de liberté dans la narration. Samuele, ce garçon de 11 ou 12 ans, devient ainsi le personnage d’un roman d’apprentissage, avec ses difficultés à grandir, ses craintes devant l’inconnu… Plus largement, il donne à entendre un langage universel, celui d’un enfant, qui nous porte en quelque sorte au-delà de Lampedusa. Enfin, à côté de Samuele, j’ai rencontré le docteur Bartolo, le médecin de l’île, qui, lui, représente plutôt la connaissance et qui est le seul à entrer en contact avec les deux mondes, unique lien entre les habitants et les migrants.

Vous n’avez pas filmé l’accueil des réfugiés à Lampedusa, seulement leur sauvetage…

Comme je l’ai dit, Lampedusa ne les accueille plus aujourd’hui, alors que ses habitants l’ont fait pendant des années, en leur donnant des vêtements, à manger, etc. Aujourd’hui, les migrants restent très peu sur l’île et les deux mondes ne sont plus en contact. Paradoxalement, alors que l’idée de rapprocher la frontière de la Libye, en pleine mer, était justifiée par la volonté de sauver davantage de gens, il y a depuis, au contraire, beaucoup plus de morts. Ils partent dans des conditions de plus en plus désespérées, les passeurs se disant (et leur disant) : « Ils vous récupéreront et vous sauveront ! » Or cette mer est immense et, malgré les efforts des garde-côtes italiens et de Frontex, beaucoup d’embarcations chavirent sans même être repérées. J’ai passé quarante jours avec la marine militaire italienne : généralement, vous ne voyez rien à 360° autour du bateau. Il est très difficile de discerner une petite barque.

Qu’est-ce qui vous a le plus choqué durant ce tournage ?

Je suis resté près d’un an et demi à Lampedusa, où j’ai fait venir mon monteur et d’autres techniciens afin qu’ils prennent conscience de la situation. Ce qui m’a le plus choqué, c’est d’avoir rencontré la mort à la frontière de l’Europe. En particulier après plusieurs sauvetages que les militaires italiens qualifiaient de « routine », lorsque j’ai assisté à celui que je montre dans la deuxième partie du film et où j’ai vu cet amas de cadavres dans la cale du bateau de migrants : quarante personnes y avaient été asphyxiées par les fumées du moteur. Une mort atroce.

Ce plan où vous filmez ces corps sans vie, enchevêtrés dans la cale du bateau, était-il vraiment utile ?

Je crois qu’il fallait absolument montrer la mort dans ce film. Cela aurait été hypocrite de ne pas le faire. Il y a bien sûr le marin italien -annonçant, auparavant, qu’il y a quarante morts au fond du bateau, et on a entendu les migrants raconter le calvaire de ceux qui étaient au fond de la cale. Mais le spectateur n’aurait pas vu la réalité de la mort et des corps entassés dans la cale. Je dirais même que le film a été construit patiemment pour arriver jusqu’à cette séquence tragique. Et pour en sortir ensuite, car il ne se termine pas là-dessus ; on revoit Samuele sur l’île en train de jouer : il ne chasse plus les oiseaux comme au début, mais finit par parler à un oiseau…

L’Italie se trouve quasiment seule (avec la Grèce) à secourir des centaines de milliers de migrants par an. N’est-ce pas là une faillite de l’Europe, les autres États membres faisant preuve d’un incroyable égoïsme ?

Il faut redire que Lampedusa a accueilli pendant une vingtaine d’années des migrants qui s’échouaient, de nuit comme de jour, sur ses côtes. Les habitants de l’île, la plupart liés au monde de la mer, l’ont fait sans se plaindre, car il est pour eux évident de porter secours à des personnes qui sont en détresse en mer. Alors que l’Europe détournait le regard dans une hypocrisie totale, en disant plus ou moins : « C’est votre problème ! »

L’Europe a ainsi laissé l’Italie puis la Grèce presque seules face à ce problème. Il faudrait agir politiquement, prendre la décision -politique d’aller chercher ces gens directement en Libye où, dit-on, ils sont au moins 250 000 à attendre d’embarquer, et dont une bonne partie est destinée à mourir. En outre, ils sont là-bas gravement maltraités, comme le relate cette scène du film où les migrants racontent leur drame, notamment en Libye, dans une chanson improvisée qui ressemble à un chant d’esclaves africains.

L’Europe devrait donc se décider à gérer politiquement cette question, avec une politique commune, unitaire, au lieu de laisser chaque État conduire sa propre politique dans son coin. Quand je vois que certains pays comme l’Autriche, la Hongrie ou la Pologne s’y opposent et construisent des murs à l’intérieur de l’UE, je considère qu’ils ne devraient plus faire partie de celle-ci : ils n’en sont plus dignes. On sait très bien qu’aucune barrière n’a jamais empêché ce type de déplacements de population. Et ces États violent les principes fondateurs de l’Union européenne, et en particulier le droit d’asile.

Je crains donc que l’Europe soit destinée à s’effondrer, voire à disparaître, faute de respecter ses propres valeurs. L’une des premières réformes de la politique européenne sur cette question, selon moi, serait de modifier cette mesure folle qui veut qu’une personne qui arrive sur le sol européen doive faire sa demande d’asile dans le pays où elle pose le pied. Cela permettrait une répartition des migrants vers chacun des vingt-sept ou vingt-huit pays, afin que chacun y prenne sa part. Ce qui est tout à fait possible dans un ensemble de plus de 500 millions de citoyens européens.

Gianfranco Rosi Documentariste, Ours d’or au dernier Festival de Berlin.

Société
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