L’énigme Nina Simone

What Happened, Miss Simone ?, de Liz Garbus, vient de sortir en DVD. Un film fort sur le parcours d’une artiste surdouée et révoltée.

Pauline Guedj  • 21 septembre 2016 abonné·es
L’énigme Nina Simone
© Photo : Eleonore Bakhtadze/AFP

Montreux, 1976. Nina Simone entre en scène. Elle salue, reste longuement tête baissée, puis se relève, les yeux hagards. Le silence dure. Dans le public, on s’impatiente : « Nous sommes prêts. » « Je ne vous ai pas vus depuis longtemps, finit-elle par dire. J’ai décidé que je ne jouerai plus dans les festivals de jazz. Je vais chanter pour vous puis je m’élancerai dans d’autres sphères. » Plus tard, elle ajoute : « Quand je dis que je suis fatiguée, vous ne pouvez pas comprendre. »

« Que s’est-il passé, Madame Simone ? », avait demandé en 1970, l’écrivaine afro-américaine Maya Angelou. « Qu’est-il arrivé à vos grands yeux pour qu’ils se voilent si vite, cachant tant de solitude ? À votre voix dénuée de tendresse mais qui déborde de votre engagement dans la bataille de la vie ? Que vous est-il arrivé ? »

Reprenant à son compte la question de Maya Angelou, le documentaire de Liz Garbus, dans un premier temps diffusé sur Netflix et désormais disponible en DVD, est un film-enquête, une exploration des nombreuses facettes de Nina Simone. Fait de documents d’archives, d’extraits de concerts, d’entretiens avec la musicienne et son entourage, il est, à l’image de précédents opus de sa réalisatrice (notamment Bobby Fischer Against the World, en 2011), le portrait classique mais réussi d’une artiste révoltée et désemparée. On s’y imprègne de l’enfance de Simone. On suit ses combats entre musique, engagement politique et lutte contre la maladie. Les anecdotes sont nombreuses, les témoignages honnêtes, et les voix parfois discordantes donnent à la figure de l’artiste des contours complexes.

What Happened, Miss Simone ? débute en Caroline du Nord. Nina Simone y naît Eunice Waymon en 1933. Pianiste dès l’âge de 4 ans, elle est repérée par deux femmes blanches qui proposent de lui payer des cours. Elle découvre les compositeurs classiques, décide que Bach sera son favori, et répète ses morceaux. Si tu travailles suffisamment, lui dit-on, tu seras la première concertiste noire. Là est son but, son unique obsession.

Adolescente, la jeune fille passe le concours d’entrée d’une prestigieuse école de musique de Philadelphie. Recalée : « J’ai senti l’humiliation et la rage d’être victime du racisme. » Toute sa carrière durant, Nina Simone regrettera la musique classique. Lorsqu’elle interprétera son répertoire dans une célèbre salle new-yorkaise, elle aura cette réflexion lapidaire : « Je suis peut-être au Carnegie Hall, mais je n’y joue pas du Bach. »

Pour gagner sa vie, Eunice joue dans un bar d’Atlantic City, dans le New Jersey. Le premier soir, le patron lui demande de chanter. « Non », répond-elle. « Si tu veux travailler ici, il va falloir le faire. » La jeune femme trouve son style, un blues de baryton tout en fugues et contrepoints, ce qu’elle appellera sa « musique classique noire ». Eunice prend le nom de Nina Simone. Elle connaît un premier succès avec une reprise, I Loves You Porgy, de George Gershwin, dont le film dévoile une magnifique interprétation.

En 1961, dans un club new-yorkais, la jeune femme rencontre un officier de police qui deviendra son mari et son manager. Violence conjugale, viol, chantage affectif… Nina signe contrat sur contrat. Le film accorde une place importante à cette relation toxique. Avec le temps, le comportement de Simone se trouble. D’accès de rage en menaces de suicide, elle quitte son mari, voyage, en Afrique, en Europe, et sombre. Un –diagnostic tombe : bipolaire, maniaco-dépressive. Nina Simone passera les vingt dernières années de sa vie sous l’emprise de -médicaments.

Portrait fidèle, le film de Liz Garbus est aussi une réflexion habile sur l’engagement politique de l’artiste et sur les effets de l’activisme sur sa carrière. En 1963, à Birmingham, dans -l’Alabama, une église afro-américaine est attaquée par le Ku Klux Klan. L’attentat fera quatre victimes, quatre petites filles. La communauté noire est consternée, Nina Simone écrit Mississippi Goddam, cri de guerre contre la ségrégation. Elle rejoint le Mouvement des droits civiques et devient une porte-parole de sa tendance la plus radicale. Elle se rapproche de Malcolm X puis de Stokely Carmichael, chante sur scène les poèmes de David Nelson : « Êtes-vous prêts à mourir si nécessaire ? » « Si j’avais eu le choix, dira-t-elle, j’aurais tué. »

Empreinte de la philosophie du Black Arts Movement, Nina croit en l’engagement des artistes noirs. Sa « musique classique noire » devient « musique des droits civiques », et son rôle celui de conscientiser les foules : « Pour moi, l’Amérique est un cancer et il doit être exposé avant d’être guéri. Je ne suis pas le médecin qui la guérira mais je peux exposer la maladie. »

Plus tard, Nina Simone se déclarera souvent déçue par le mouvement. « L’Amérique que l’on avait rêvée dans les années 1960 est morte avec Nixon et le disco. » Elle prendra aussi conscience de l’impact de son engagement sur sa vie : « Je pense que les artistes qui ne s’engagent pas sont plus heureux, mais vous voyez, moi, je dois vivre avec Nina et c’est très difficile. » Ces sacrifices de militants pèsent sur sa génération : « Le militantisme des années 1960, rappelle la fille de Malcolm X, interviewée par Garbus, a infligé le chaos à tous ceux qui y ont participé. Les gens ont sacrifié leur santé, leur bien-être, leur vie. »

Nina Simone n’a pas été épargnée. Elle s’est donnée pour la cause noire, s’est détruite dans une relation avec un homme violent, s’est laissé ronger par la frustration de ne pouvoir jouer la musique dont, enfant, elle rêvait, s’est battue contre la maladie. Un destin tragique, plein de révolte, et une énigme décortiquée par Liz Garbus avec force et intelligence.

What Happened, Miss Simone ? de Liz Garbus, Eagle Vision/Universal (1 DVD).

Musique
Temps de lecture : 5 minutes