Les vraies questions d’une politique de gauche

Lutter contre les dérives identitaires sans diviser la société, partager le travail, réformer l’Europe et nos institutions, vivre en accord avec l’impératif écologique… Les universités d’été ont planché sur des thèmes exigeants.

Patrick Piro  et  Michel Soudais  et  Pauline Graulle  • 7 septembre 2016 abonné·es
Les vraies questions d’une politique de gauche
© Photo : Simon Guillemin/Hans Lucas/AFP

Burkini : l’antienne de l’été -politico-médiatique a résonné lors des universités d’été d’EELV à Lorient (25-27 août), du PCF à Angers (26-28 août) et d’Ensemble à Guidel (27-30 août), lors du Pique-nique des insoumis à Toulouse (28 août), dans la bouche de Benoît Hamon et de ses soutiens réunis à Saint-Denis (27-28 août). Résumant d’un mot le dégoût face à l’abaissement du débat d’idées en France. Lors de centaines d’ateliers, les vraies questions de l’époque ont été abordées, aux réponses autrement plus exigeantes que l’anathème contre quelques baigneuses. Sélection.

Terrorisme : sortir de la « guerre »

Comment se protéger des attentats ? À l’heure où les polémiques stériles sur le burkini sont comme du « pain bénit » (l’expression est du journaliste David Thomson) pour les recruteurs de Daech, et alors que l’ancien juge Marc Trévidic prophétise une année « épouvantable pour la France », la gauche a décidé de montrer qu’elle prenait le sujet à bras-le-corps. En essayant, si possible, de comprendre, à l’inverse d’un Manuel Valls pour qui « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ».

Tous les candidats se sont emparés de la thématique. Entrée en matière roborative chez les soutiens de Benoît Hamon, où le « terrorisme jihadiste » était le thème d’ouverture. Avec un sous-titre ambitieux (« Que dit-il de nous ? ») et une invitation, un mois et demi après l’attentat de Nice, à penser « par-delà la réponse sécuritaire ».

Au premier rang, Benoît Hamon a écouté Pascal Boniface, directeur de l’Iris, revenir sur la triste histoire d’une France passée « du refus de la guerre en Irak à un racisme anti-musulman » et réclamer des « solutions politiques » (régler le conflit israélo-palestinien, la guerre en Syrie…). « L’islamophobie et le terrorisme sont les deux faces d’une même pièce », a ajouté Pascal Boniface.

Pas d’angélisme non plus dans la bouche de l’islamologue Rachid Benzine, qui a rappelé que, si Daech recrute en France, c’est parce que l’organisation « propose un univers de sens » dont manque notre République. « Une des solutions contre le terrorisme, c’est que les musulmans se sentent bien ici », a-t-il ajouté, soulignant la nocivité des discours en « nous » et « eux ». Benoît Hamon n’a pas dit autre chose, récusant « cette affirmation selon laquelle la France est “en guerre” ». « Je me désole que l’unité nationale ait été percutée au sommet de l’État par l’initiative de la déchéance de nationalité, a-t-il précisé. Depuis cette décision, la discorde s’est immiscée dans le débat public. »

À l’université d’été du PCF, c’est le psychanalyste spécialiste des jeunes jihadistes, Fethi Benslama, qui a ouvert le bal des débats. Et une session a été consacrée aux « racines financières du terrorisme ». « Face aux dangers nouveaux qui menacent, il serait fou de défaire les solidarités qui unissent le peuple de France. C’est une bataille quotidienne, celle de la pensée contre la peur, que nous allons devoir mener », a lancé Pierre Laurent.

L’esprit était le même chez EELV, qui a consacré sa plénière de clôture à la manière de « faire face au terrorisme ». Historiquement allergique aux questions sécuritaires, le parti de David Cormand a proposé une lecture plus introspective du mal en invitant une psychanalyste à la tribune : « Les politiques et les médias sont les thérapeutes de la France en cette époque d’attentats. Or, la parole des politiques [au gouvernement] dissémine l’insécurité, la rage et un sentiment d’injustice, augmente l’anxiété face aux événements traumatiques », a expliqué Marie Cousein.

Cécile Duflot, quant à elle, a préconisé de renforcer « les aides à l’enfance » et d’écouter les bonnes voix, notamment celle du sociologue Raphaël Liogier, pour démonter « les liens entre islam et terrorisme ». Il y a du boulot.

Une rentrée sociale sous le signe des 32 heures

La lutte contre le chômage est la préoccupation cardinale des Français. En cette rentrée rivée sur la présidentielle, une proposition domine à gauche : la réduction du temps de travail. Une véritable entreprise de -réhabilitation pour une mesure honnie par la droite. Un rapport réalisé par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) conclut que le passage de 39 heures à 35 heures de travail par semaine à partir de 2000 aura -suscité la création nette de 350 000 emplois, au profit de toutes les catégories de chômeurs. Et à raison de 9 000 euros par emploi créé, cette politique anti–chômage est « la plus efficace, mais aussi la moins -coûteuse depuis les années 1970 », relève le rapport. Dix fois moins que le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) – 41 milliards d’euros offerts aux entreprises dans la perspective (hypothétique) de création de 500 000 emplois. « Répartissant mieux l’emploi et les revenus, c’est aussi la mesure la plus juste », ajoute la députée écologiste Eva Sas aux Journées d’été d’EELV.

Alors passons aux 32 heures ! Le vieux credo de Pierre Larrouturou résonne haut à gauche, les écologistes y adhèrent depuis longtemps, Jean-Luc Mélenchon s’y est déjà dit favorable, les frondeurs socialistes et candidats à la présidentielle Benoît Hamon, Marie-Noëlle Lienemann ou Gérard Filoche préconisent la mesure. Pierre Laurent, secrétaire national du PCF, a confirmé son ralliement à Lorient. « La meilleure solution pour lutter contre le chômage », insiste Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT.

Il faut cependant corriger les faiblesses et les dispositions contre-productives des lois sur les 35 heures, souligne Eva Sas. « Les Français voulaient plus de flexibilité. Nous aurions beaucoup plus d’adhésion dans le public si nous défendions des modalités comme le lissage à l’année des 32 heures hebdomadaires, le choix d’un congé sabbatique de six mois tous les cinq ans ou d’une année tous les dix ans, ou bien d’un départ à la retraite anticipé », explique la députée EELV.

Lors de l’université d’été d’Ensemble !, la commission économie du mouvement exposait un vaste plan de retour au plein-emploi, principalement appuyé sur un passage à 32 heures « réelles, car, dans les faits, les lois Aubry ne se sont traduite que par une baisse moyenne à 36 heures par semaine », souligne le sociologue Louis-Marie Barnier. Le débat est assez vif. « Zéro chômage, peut-être, mais la précarité sera toujours là », réplique Pierre Cours-Salies. Et quelle qualité des emplois ? Denis Bayon, du Réseau salariat, fustige la « violence inouïe » du marché de l’emploi. « Ce sont les patrons et le capital qui décident de ses finalités, pour un profit qui échappe aux travailleurs. » Proposition : attribuer aux chômeurs un « salaire » déconnecté de la notion « d’emploi » et affecté à des tâches d’utilité sociale. « Il faut valoriser le travail, pas l’emploi. » Louis-Marie Barnier s’agace. « C’est le meilleur moyen de remettre les femmes au foyer ! »

Moins radical que le « salaire sans emploi », mais aux finalités proches, le revenu de base fait une percée remarquée dans les débats. « Inaliénable, inconditionnel, cumulable avec d’autres revenus, distribué par une communauté politique à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement sont ajustés démocratiquement », déroule François Nicolas, du Mouvement francais pour un revenu de base. Alors que le retour au plein-emploi est utopique, il -matérialiserait le « droit de vivre » pour chacun « et rééquilibrerait de surcroît le rapport de force en faveur des employés et des chômeurs, moins contraints d’accepter n’importe quel boulot ». Moteur de -l’économie « réelle » également, car d’abord dépensé pour couvrir les besoins de base, « il nous donne une occasion en or de cheminer vers une société non consumériste, non pas un coût mais un investissement », appuie l’euro-députée EELV Karima Delli, réfutant une approche de droite réduisant le revenu de base (notamment par son montant) à un assistanat.

Benoît Hamon, qui soutient la mise en place du revenu de base, ne parle pas de montant. Il devrait cependant dépasser le RSA, préconisent les écolos. Mais quel financement pour une mesure coûtant plus de 400 milliards d’euros ? Ébauche de Jean Desessard : il s’agit tout d’abord de transférer au revenu de base toutes les prestations sociales qu’il remplacerait – RSA, retraites, allocations familiales réformées, assurance chômage, etc. Mais on demeure loin du compte : « Il faudra trouver le reste par une réforme fiscale d’ampleur », prévient le sénateur EELV. Plus de CICE ni d’exonération de prélèvements, taxe CO2, révision de l’impôt sur le revenu, etc. : le revenu de base, dans sa version « haut de gamme », profile une vraie révolution au service de la justice sociale.

Démocratie à revoir

La loi travail a jeté une lumière crue sur la crise de notre démocratie. Cette loi, décriée par la plus grande partie des syndicats, sans majorité à l’Assemblée nationale, a été imposée sans vote. Ainsi l’a voulu le président de la -République. De quoi relancer fortement la critique de notre « monarchie républicaine ». Installée par la constitution de la Ve République, celle-ci concentre des pouvoirs importants entre les mains d’un seul homme flanqué d’un Parlement godillot. Jusqu’à la caricature : « Toutes les décisions que je prends, a confié François Hollande à notre confrère Cyril Graziani (Le Premier secrétaire de la République, Fayard), je les prends seul avec moi-même, dans un dialogue singulier. »

Pour mettre fin à cette « démocratie intermittente » (dixit Benoît Hamon) où les citoyens n’ont que le pouvoir de voter tous les cinq ans, et aller vers une 6e République, de multiples propositions ont été avancées ces dernières semaines : suppression du 49-3 ; limitation du nombre de députés et du cumul des mandats dans le temps ; réforme du Sénat ; dose de proportionnelle aux législatives ou proportionnelle à toutes les élections ; droit de révocation du seul Président pour les uns, de tous les élus pour les autres ; reconnaissance du vote blanc ; référendum d’initiative populaire, etc. Certaines options sont contradictoires. Ainsi, la nécessité d’inverser le calendrier électoral, mesure unanimement réclamée pour redonner la primauté aux députés, tombe si l’on opte pour un septennat présidentiel non renouvelable.

Comment arbitrer entre diverses options ? Par une assemblée constituante, répondait en 2012 le programme du Front de gauche « L’Humain d’abord ». L’idée reste centrale pour Jean-Luc Mélenchon, qui y voit un moyen pour le peuple de se définir, mais Pierre Laurent ne l’évoque plus. Arnaud Montebourg envisage, lui, d’établir une république nouvelle « par référendum dès l’été 2017 ». Pas sûr que ce soit le meilleur moyen d’inaugurer une démocratie où le droit de vote ne serait plus la seule façon d’exercer sa citoyenneté.

L’Europe à reconstruire

La désintégration de l’Europe est engagée. Le diktat imposé à Athènes en juillet 2015, l’incapacité collective à répondre humainement à la crise des réfugiés et le vote des Britanniques en faveur du Brexit ont achevé de convaincre la gauche et les écologistes de l’urgence à refonder l’Union européenne. Mais, s’il existe un relatif consensus sur le constat et la nécessité d’abandonner les politiques austéritaires pour aller vers une Europe démocratique, sociale, écologiste, solidaire et protectrice, la manière et les moyens d’y parvenir font débat.

Les pistes formulées par les uns et les autres sont nombreuses et se rejoignent souvent. Toutefois, pour décider d’une réforme fiscale que tous souhaitent, « il faut sortir de l’unanimité », rappelait Eva Joly aux Journées d’été d’EELV, car « jamais des pays comme l’Irlande, les Pays-Bas ou le Luxembourg n’accepteront de laisser tomber la manne de leurs avantages fiscaux ». Et les velléités d’harmonisation sociale ou de contrôle politique de la Banque centrale européenne butent sur le même problème. Il en irait de même pour faire adopter le traité environnemental que Cécile Duflot appelle de ses vœux.

Comment donc sortir de l’unanimité quand les règles actuelles imposent pour cela l’unanimité des États membres ? Benoît Hamon n’a pas tort de rappeler qu’« en matière d’Europe, la crédibilité tient moins au volontarisme qu’on affiche qu’à la méthode que l’on propose ». Il ne suffit plus de rêver aux rivages d’une autre Europe, encore faut-il dire comment les atteindre. Et c’est trop souvent là que le bât blesse.

Au sein des instances européennes, le dernier mot doit-il « revenir aux instances élues », comme le réclamait Pierre Laurent à Angers ? Ce qui revient à revaloriser le rôle du Parlement européen et à travailler au changement de sa majorité. Ou la décision ultime doit-elle échoir au Conseil européen, constitué des chefs d’État et de gouvernement, comme le sous-entend Arnaud Montebourg quand il se prononce pour « la liberté des citoyens de choisir leur mode de vie dans le cadre de leur souveraineté nationale » ? La question n’est pas mince et, au sein de la gauche, on le sait, il est des partisans de l’une et de l’autre solutions.

Pour refonder l’Europe, faut-il en passer par « une constituante pour que les citoyennes et les citoyens européens se saisissent de leur destin », comme le suggère Cécile Duflot, qui ne remet pas en question le périmètre de l’Union ? « Basculer sur une Europe plus resserrée avec tous les pays qui ont soif de standards sociaux élevés », ainsi que l’envisage Benoît Hamon ? Ou bien faut-il menacer de renverser la table, comme le préconise Jean-Luc Mélenchon ? S’il était élu, le cofondateur du Parti de gauche envisage, comme d’autres, de renégocier les traités – ce qu’il appelle « le plan A » – mais fait déjà savoir qu’il n’hésiterait pas à quitter l’UE s’il n’obtenait pas satisfaction – ce qu’il nomme « le plan B ». « S’il n’y a pas de plan B, le plan A ne fonctionne jamais », soutient-il, convaincu que le poids et la place de la France dans la construction européenne en font « un levier de la bataille européenne ». Ce que beaucoup de courants de gauche contestent.

Les défis planétaires de l’agriculture

Alors que le sommet climat annuel de l’ONU sera centré, en novembre au Maroc, sur le rôle de l’agriculture dans le réchauffement, plusieurs universités d’été avaient inscrit l’enjeu au cœur de leurs débats. « Sortir de la domination des protéines carnées dans la consommation est aussi nécessaire que sortir des énergies carbonées », martèle Jean-Luc Mélenchon. « Pas de tabou ! », clame René Louail, membre d’EELV, paysan en Bretagne, région stigmatisée pour son productivisme. Il y a peu encore, une seule question surnageait : la Terre pourra-t-elle nourrir sa population en 2050, qui culminera autour de 9 milliards d’habitants ? Oui, répondent plusieurs études, et dans le respect de l’environnement, à condition de réduire notre consommation de viande. « Et sans nous en remettre aux multinationales productivistes, qui prétendent éradiquer la faim quand seul le profit les intéresse », commente-t-il.

L’agriculture mondiale doit donc se transformer profondément pour produire des aliments sains en suffisance tout en réduisant ses émissions de CO2 (par la limitation de l’élevage et des intrants fossiles) et en respectant la biodiversité. En Europe, la production alimentaire favorise à outrance deux cents variétés à peine, sur des milliers disponibles.

Il faut aussi tourner le dos aux « usines » agricoles qui tuent l’emploi. Écologique, durable, sociale, relocalisée, « la métamorphose de l’agriculture française et européenne doit s’appuyer sur une approche systémique, résume René Louail. Et nous avons les moyens d’agir : réaffectons la moitié du budget de la Politique agricole commune, dont le bilan est déplorable, à cette ambition ! » Trois chantiers prioritaires, notamment : l’aide à la reconversion des agriculteurs conventionnels, la production de protéines végétales en Europe (pour nourrir les animaux européens, on importe du soja OGM brésilien au prix du défrichage de la forêt̂t amazonienne) et refonder des mécanismes communs de régulation des marchés, abandonnés aux spéculateurs.

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