Samuel Gontier : « On est dans une logique entrepreneuriale »

Le journaliste Samuel Gontier observe la télévision avec son blog « Ma vie au poste », matière première d’un ouvrage décryptant le tout-venant d’un petit écran droitisé.

Jean-Claude Renard  • 14 septembre 2016 abonné·es
Samuel Gontier : « On est dans une logique entrepreneuriale »
© Photo : BERTRAND GUAY/AFP

Un manque de rigueur dans le traitement de l’info, des partis pris idéologiques affichés ouvertement, une casse du service public par le service public, des programmes bâtis sur le tout-sécuritaire censés nous faire peur, des divertissements et des talk-shows rarement innocents : tels sont les éléments que dénonce Samuel Gontier dans son ouvrage paraissant aujourd’hui, Ma vie au poste. Dans lequel il souligne encore la tyrannie de l’émotion jusque dans l’info, le culte de la performance, l’exaltation de la compétition fondée sur l’élimination, reprenant les règles du néolibéralisme.

Si la droitisation du petit écran est évidente sur votre blog, que vous tenez depuis huit ans, observe-t-on une évolution ces dernières années ?

Samuel Gontier : Le basculement date de 2002, avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur. Les termes du débat ont tout de suite changé. On n’a plus parlé de Maghrébins ou d’immigrés, mais de musulmans. Il a imposé des mots à caractère religieux sur des populations qu’on ne désignait pas encore ainsi. Il a confessionnalisé les rapports sociaux. On est retourné d’un coup au temps de la colonisation, de manière décomplexée. Reste à savoir si ce sont les médias qui ont favorisé cette droitisation, avec un discours toujours plus sécuritaire, ou si c’est le discours politique qui entraîne cette droitisation des médias…

Il existe aussi un effet d’entraînement lié à l’émergence des réseaux sociaux et d’Internet, à la multiplication des chaînes et de la concurrence : le culte du buzz fait que la déclaration la plus tonitruante a le plus de chances d’être reprise, en relayant, par exemple, n’importe quelle parole de Robert Ménard ou de Nadine Morano. Le phénomène de la « circulation circulaire » de l’information s’est accéléré. On va toujours plus loin dans la polémique et l’outrance, donc vers la droitisation.

Enfin, à partir du moment où Manuel Valls et François Hollande sont censés représenter la gauche, forcément, tout l’équilibre est rompu. Parce que, si même la gauche est de droite, la droite est encore plus à droite, et des gens d’extrême droite sont présentés comme de droite ! Le phénomène n’est donc pas seulement médiatique, mais aussi politique.

Comment expliquez-vous cette droitisation ?

Les chaînes appartiennent à des groupes industriels qui défendent leurs intérêts et leurs actionnaires, forcément peu enclins à promouvoir la justice sociale et très conservateurs, situés à droite de l’échiquier politique. Ces chaînes sont dépendantes des annonceurs mais aussi des commandes publiques. Il y a donc toutes les raisons d’être complaisant avec les grandes entreprises, y compris dans le service public. On est dans une logique entrepreneuriale, dans le triomphe du néolibéralisme. C’est ainsi que des patrons deviennent consultants ou chroniqueurs dans les émissions et qu’on réalise des programmes comme « Patron incognito », où l’on filme des dirigeants fliquant leurs employés, récompensant les plus méritants. C’est le discours de la société libérale qui prédomine – « Quand on veut, on peut ! » –, du programme économique au sport et au divertissement. Un discours rarement remis en cause.

Comment se manifeste concrètement cette droitisation ?

Par différents canaux, différents programmes. Cela passe dans les JT et les magazines par l’apologie des petits boulots tels que les services à la personne, c’est-à-dire la domesticité. On nous dit que ça va sauver la France du chômage, avec une présentation de chiffres mirifiques, des dizaines de milliers d’emplois à pourvoir, des salariés heureux, filmés en formation pour savoir repasser une chemise en trois minutes. À la fin des reportages, on s’étonne qu’il y ait autant de postes à pourvoir, mais on ne parle pas des conditions de travail, des horaires hachés, des salaires dérisoires de ce nouveau lumpenprolétariat au service des riches. C’est là un exemple typique de droitisation.

Cela passe aussi par l’angle sécuritaire pour parler des manifestations. Sur i-Télé, au moment des mobilisations contre la loi travail, on a pu voir le bandeau « Émeutes et forte mobilisation ». La hiérarchie de l’info était clairement assumée. Cela passe aussi par les éditos enflammés de Nathalie Saint-Cricq, responsable du service politique de France 2, contre la CGT et les manifestants, contre les syndicats, qu’elle dit dépassés et archaïques. Au même titre que les interventions de Ruth Elkrief sur BFMTV, demandant d’arrêter les grèves par solidarité avec les Français !

Cette droitisation n’est pas seulement présente dans les JT. C’est aussi ce que vous soulignez dans votre ouvrage…

En effet. On a beaucoup parlé de Jean-Marc Morandini pour ses affaires de mœurs. Plus grave encore est son magazine « Crimes », sur NRJ12, causant bien plus de victimes, racoleur, putassier, nourri de pseudo-experts, des lobbyistes sécuritaires plaidant sans vergogne pour le rétablissement de la peine de mort ou la castration chimique. La manière de raconter les histoires crée un climat anxiogène qui participe à l’ambiance sécuritaire.

« Koh-Lanta » est un autre exemple révélateur de la droitisation de la télé, et particulièrement insidieux parce que présenté comme un programme familial, où l’on délaye le culte de la compétition, de la performance, où l’on nous fait croire qu’il y a une solidarité mais où finalement l’un écrase l’autre.

Plus étonnant, a priori, c’est qu’on observe cette droitisation également sur le service public…

Il faut croire que le service public ne résiste pas à l’air du temps. Le problème est flagrant sur France 2, où la direction de la rédaction semble imposer ses choix à ses journalistes et qui, depuis ses bureaux du XVe arrondissement, décide quels sont les sujets à traiter et comment le faire. Cela tient aussi à la personnalité des journalistes vedettes, clairement pas à gauche. Reste que, l’information étant produite avec ma redevance, en tant que citoyen contribuable, il me semble normal d’attendre une information équilibrée et une défense du service public, puisque l’audiovisuel public en fait partie. Or, c’est l’un des premiers à prôner la dérégulation du travail, la fin du CDI, du statut des fonctionnaires. Des attaques qu’on voit presque tous les jours sur France 2 !

Cette droitisation reflèterait-elle la société et une défaite de la gauche face à la social-démocratie ?

Elle est en effet à l’image de la société. Dans la tête des responsables, la France est de droite, 30 % des électeurs votent Front national, il faut donc leur en donner ! Mais, là, il faut voir la responsabilité des médias qui évoquent toute l’année des faits divers sordides, relayent une insécurité permanente, consacrent beaucoup de temps d’antenne au FN, parlent de la stratégie de dédiabolisation de Marine Le Pen alors que ce sont précisément eux qui la dédiabolisent ! En tout cas, si on est expert, politologue ou éditorialiste et qu’on aime -Hollande et Macron, on est classé à gauche. Ça ne laisse plus de place pour les autres. La gauche de gouvernement a annihilé la vraie gauche, avec l’aide des médias qui considèrent ce gouvernement toujours de gauche !

Samuel Gontier Journaliste à Télérama, auteur de Ma vie au poste. Huit ans d’enquête (immobile) sur la télé du quotidien, La Découverte, 262 p., 17 euros.

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Télévision : À droite toute !
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