Syriens au Liban : De « l’occupant » au réfugié…
Le Liban accueille un million et demi de Syriens fuyant le conflit dans leur pays. Une situation qui réveille le souvenir douloureux des années de guerre civile.
dans l’hebdo N° 1421 Acheter ce numéro
Quand on parle de la vie sous l’occupation syrienne, Sami Braidy se ferme. « Trop dur », laisse échapper le vieil homme. Ce catholique de 72 ans vit depuis toujours à Zahlé. Cette ville à majorité chrétienne de la plaine de la Bekaa, au centre du Liban, a beaucoup souffert pendant l’occupation : « On était encerclés par les Syriens. Ils nous rendaient la vie impossible. » En juin 1976, à l’appel des leaders de la communauté chrétienne au pouvoir à Beyrouth, l’armée syrienne pénètre au Liban. Elle n’en partira qu’en 2005. Pendant presque trente ans, les 14 000 soldats envoyés par le régime d’Hafez Al-Assad ont occupé le pays du Cèdre, terrorisant chrétiens et musulmans.
Aujourd’hui, il n’y a plus de soldats syriens au Liban. Ni à Zahlé ni ailleurs. La plupart des Syriens sont des réfugiés qui tentent d’échapper à la guerre civile qui ravage leur pays depuis 2011 et qui a fait plus de 280 000 morts. Selon l’UNHCR, on compte plus d’un million de réfugiés syriens au Liban. La plaine de la Bekaa en abriterait à elle seule plus de 360 000. Un chiffre en constante augmentation. Mais, au contraire de l’armée syrienne d’occupation à dominante chiite, ces migrants sont en majorité sunnites et fuient le régime alaouite, une branche du chiisme. Une différence religieuse de taille dont beaucoup de Libanais, encore traumatisés par la guerre civile, font peu de cas.
Le 1er juin 1976, quand les Syriens pénètrent au Liban, Roger vit à Bziza, une ville à majorité chrétienne au nord du pays. Ce commerçant âgé de 54 ans, qui était au départ plutôt favorable à l’arrivée des Syriens, rejoint rapidement la milice chrétienne Al-Ahrar. « On pensait qu’ils venaient nous aider, mais on s’est très vite rendu compte qu’ils comptaient rester et piller nos ressources », ressasse-t-il, amer.
Il voyait juste. Cinq mois après l’arrivée des troupes syriennes, le sommet de Ryad légitime l’intervention et créée la Force arabe de -dissuasion, essentiellement composée de Syriens, mais aussi de Saoudiens, d’Émiratis, de Soudanais et de Libyens. Ces derniers quittent le Liban en 1979. Contrairement à l’armée syrienne, qui occupera le nord du pays jusqu’en avril 2005. « Ils nous ont tout pris : nos emplois, notre nourriture… C’est la même chose aujourd’hui avec les réfugiés ! », ajoute Roger. Pourtant, disposer de cette main-d’œuvre bon marché n’est pas pour déplaire à de nombreux employeurs libanais.
« Pour moi, c’est une deuxième occupation. Ils nous volent nos emplois, coûtent de l’argent et polluent nos rivières avec leurs déchets ! », lance Berthe, 37 ans, la fille de Sami. Ce dernier s’empresse d’ajouter : « Les soldats syriens étaient le fardeau de l’ancienne génération, les réfugiés syriens sont celui de la nouvelle. » Le fils de Roger n’est pas vraiment du même avis.
Nicolas, un entrepreneur de 27 ans, qui vit à Beyrouth, condamne ce « racisme injuste » mais dit le comprendre : « Ils sont satisfaits de voir que les Syriens souffrent aujourd’hui comme eux ont souffert autrefois sous l’occupation. Mais les Syriens d’avant n’ont rien à voir avec ceux d’aujourd’hui. C’est à notre génération de mettre fin à ça », estime le jeune homme, qui travaille actuellement au développement d’une application pour mettre en relation employeurs potentiels et réfugiés. « Car, dit-il_, tout le monde a droit à la dignité. »_
Tout au nord, à Tripoli, la grande ville à majorité musulmane sunnite, près de la frontière syrienne, le traumatisme lié à l’occupation est également très fort. « Les Syriens nous ont humiliés, affamés, torturés… C’était un carnage ! », s’indigne Hassan, 55 ans, un habitant de la ville. Pour Carla Edde, historienne des relations syro-libanaises, la ville est parmi celles qui ont le plus souffert durant l’occupation : « La zone était devenue l’un des bastions des mouvances islamistes. Elle était donc beaucoup moins protégée par la communauté internationale des exactions de l’armée syrienne que les zones chrétiennes. »
Mais pour Saadi Sebaai, un étudiant de 26 ans de confession sunnite, né à Tripoli, la haine d’autrefois a laissé place à la peur : « Pendant l’occupation, on détestait les Syriens ! Aujourd’hui, on ne peut pas détester ces pauvres réfugiés, mais on en a quand même peur ! » Car, même si le jeune homme reconnaît l’apport culturel et financier que représente l’arrivée de cette communauté, lui aussi estime qu’« ils sont bien trop nombreux. Le Liban est un petit pays à l’économie instable, on ne peut pas accueillir tout le monde sans en souffrir ! »
Un peu plus au sud, dans les zones chiites tenues par le Hezbollah, le discours est encore différent. L’histoire aussi. D’ailleurs, ici, on ne parle pas d’occupation mais de « présence syrienne », précise Jawar, qui vit à Baalbek, dans la Bekaa, fief historique du Hezbollah chiite et allié du président syrien de l’époque, l’alaouite Hafez Al-Assad, comme de son fils aujourd’hui. Lorsqu’on évoque la guerre civile et la « présence syrienne », l’homme âgé d’une cinquantaine d’années s’enthousiasme : « C’était très bien quand les Syriens étaient là. Tout allait mieux à Baalbek ! » La communauté chiite voyait l’armée syrienne davantage comme un allié que comme un ennemi. Pour elle, l’occupant n’était pas syrien mais israélien. Les troupes d’Israël ont occupé le Sud-Liban pendant presque vingt ans. « Au départ, nous étions contre l’arrivée des Syriens, car on pensait qu’ils venaient aider les chrétiens. Mais, finalement, ils se sont alliés aux milices musulmanes pour lutter contre Israël », explique Jawar.
Aujourd’hui, les Syriens qui vivent au Liban sont ceux qui ont fui l’armée syrienne. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’une partie des communautés chiites et chrétiennes s’inquiète. Dans le centre de la Bekaa, où les sunnites sont majoritaires, les Zahliotes de confession chrétienne craignent que les réfugiés syriens s’allient à terme aux sunnites libanais pour lutter contre le Hezbollah chiite, allié de leur ennemi Bachar Al-Assad. « Ils pourraient alors devenir une vraie force politique et militaire contre le Hezbollah et les chrétiens », explique Sami Braidy, qui craint, si le scénario se réalise, de « devoir partir de la Bekaa, voire du Liban ».
Un scénario qui en rappelle un autre. Regroupés dans une quarantaine de camps, plus de 400 000 Palestiniens, chassés par Israël en 1948, attendent toujours le droit au retour en Palestine ou une naturalisation. Une naturalisation qui engendrerait un changement démographique très important dans un pays de seulement 4 millions d’habitants. Comme les réfugiés syriens, ces Palestiniens sont en grande partie sunnites. C’est pourquoi les chrétiens et les chiites libanais s’opposent à leur naturalisation, craignant d’être affaiblis. « On les tolère tant qu’ils restent des réfugiés et qu’ils demeurent neutres politiquement », conclut Berthe, la fille de Sami.
Mais il y a une chose qui met tout le monde d’accord et qui cristallise les peurs : le terrorisme. Fin juin, Al-Qaa, un village de la Bekaa à majorité chrétienne de Syrie, a été, en moins de 24 heures, la cible de huit attentats suicides imputés à Daech, faisant 5 morts et une vingtaine de blessés. « Ça a terrifié tout le Liban », avoue Sami Braidy. À quelques kilomètres de là, dans la zone chiite de -Baalbek, la crainte est partagée, affirme Jawar : « Ces terroristes ne sont pas des musulmans, ce sont des bêtes. Si Daech parvient à percer nos frontières, nous serons tous foutus, chrétiens et musulmans ! » a